Il est entendu que j’ai quelques phobies assez peu sensées ; explicables, mais pas très sensées. Jamais vous ne me verrez le contester.
J’ai grandi avec la peur panique des « vampires ». Dans mon imaginaire de petite fille, bien avant que ce genre de créature ne se mette à scintiller dans des romances à l’eau de rose, et bien avant qu’une Élue ne les chasse, le « vampire » était une créature sans texture, sans visage particulier.
C’était une ombre, en fait, dont seules certaines caractéristiques ressortaient : des dents pointues, de longues mains, des yeux rouges et une moustache. Quiconque a déjà vu une photo de mon père s’épargnera de prendre des cours du soir sur la symbolique de la chose. Je faisais constamment des cauchemars à base de vampires (ils n’ont commencé à se raréfier qu’il y a deux ans environ… tiens, quand j’ai arrêté de voir mon père, sûrement un hasard), et il m’est arrivé plus d’une fois de me réveiller avec le cou totalement bloquée, convaincue que le vampire que j’avais vu en rêve m’avait réellement mordue ; il m’a fallu des années pour comprendre que je me créais moi-même ces douleurs à force de crispation.
Rétrospectivement, je crois aussi que certaines de ces visions étaient le résultat de paralysie du sommeil ; la description de ces troubles correspond en tous cas parfaitement à ce que j’ai vécu à plusieurs reprises, figée dans mon lit, convaincue qu’une ombre se penchait au-dessus de mon lit pour me mordre. Je me souviens de l’énergie folle que je devais déployer au dernier moment pour réussir à plonger sous mes couvertures ; quelques bouts de tissus qui magiquement parvenaient à me protéger de la morsure. Le souvenir d’une de ces apparitions, en particulier, est très vivace, il s’est produit chez ma grand’mère, dans son appartement de Metz où il n’y avait qu’une chambre, avec deux lits ; je ne me souviens pas si ma grand’mère dormait à côté de moi ou pas ce soir-là, je me rappelle juste ma panique à l’idée que le vampire était là, dans la pièce, qu’il fallait lui échapper. Je le revois nettement comme je vois le clavier.
Plus classique, le vampire pouvait aussi m’attraper la jambe et me tirer sous le lit pour m’y mordre. Finalement j’ai fini par avoir peur du noir en général, des ombres qu’on pense y voir danser, de celles qu’on devine même si on n’y voit rien, juste de ne rien voir est déjà mauvais signe. J’ai juste peur d’être dans le noir ; chez moi aucun rideau n’est jamais totalement tiré, encore aujourd’hui.
Car ces terreurs m’ont poursuivie pendant près de trois décennies. Et même quand j’ai commencé à comprendre que les vampires n’existaient pas (un petit doute persiste dans le fond de mon esprit les jours de fatigue), que j’ai même commencé à comprendre la symbolique derrière cette histoire de grande chose longiligne et moustachue (un mystère pas si insondable que ça, vraiment), rien à faire, les cauchemars continuaient. Le plus fou c’est qu’à partir d’un certain point, je me raillais de ma phobie autant que je la subissais ; finalement, les vampires revenaient dans mon discours et mes pensées, que ce soit la nuit quand ils me terrifiaient, ou la journée quand j’essayais de prendre de la distance par l’analyse ou le rire.
Il parait que je n’ai jamais été très portée sur le sommeil. Il me semble me rappeler que ma mère m’a expliqué ça : que je ne faisais pas mes nuits quand j’étais bébé ; je crois bien l’avoir assimilé à la raison pour laquelle mes parents m’en voulaient, dans le fond, pour avoir été « un mauvais bébé ». De toute façon ce ne sont que des propos rapportés.
Je ne suis pas capable de dire quand ces cauchemars ont commencé, mais j’ai le souvenir de tellement de soirées, très jeune, où je ne pouvais pas dormir pour toutes sortes de raison, que finalement, les vampires ou autre chose, c’était le même résultat. Il y a eu cette fois, quand j’étais au CP, après avoir appris que ma mère, ma sœur et moi allions déménager (nous venions de passer une année séparées de mon père qui était retenu dans une autre ville par son boulot), j’ai passé un long moment à pleurer sur mon oreiller, à l’idée que je ne pourrais pas emporter le poster sur mon mur, la lampe sur mon chevet, l’oreiller sur mon lit. Pourquoi dans ma tête était-il si clair que ces objets resteraient derrière, je ne sais pas ; aujourd’hui je me dis que j’avais juste besoin d’exprimer d’une façon ou d’une autre l’angoisse qui me tenait de devoir vivre à nouveau avec mon père. Je sentais peut-être quelque chose que je n’ai formalisé qu’ensuite. Peut-être, peut-être pas… Je ne suis plus dans ma tête d’alors. Il y a eu aussi, quelques années plus tard, ces quelques séances chez une psy auxquelles mes parents m’avaient emmenée. Chaque veille de rendez-vous, je restais éveillée jusqu’à au moins minuit, juste parce que, ah, ça y est, je vois la psy aujourd’hui. Ça avait été une douleur, pourtant, quand ma mère m’avait dit « ton père et moi, on pense que tu es folle ». J’avais 10 ou 11 je crois, c’était terrible à entendre. Mais ça faisait tellement de bien d’y aller, c’était un incroyable soulagement. Et puis un jour les rendez-vous ont cessé ; plus tard, ma mère m’expliquera que la psy avait demandé à passer une séance non pas avec moi, mais avec mes parents, et que mon père avait décidé que c’était de la merde la thérapie. Encore une fois, propos rapportés.
Et puis il y a eu toutes les fois où je me suis relevée, soir après soir, juste pour pouvoir lire, écrire ou dessiner, ces activités qui n’étaient pas encouragées, c’est le moins qu’on puisse dire, en présence de mon père, la journée. Finalement c’est devenu quotidien. Et donc c’est devenu une nouvelle pomme de discorde avec mes parents, qui ont commencé à surveiller mes allées et venues le soir. Parfois ma mère m’entendait me relever, et montait me dire d’arrêter de lire avant que ce ne soit mon père qui monte. Sous-entendu : le ton va monter. Mais la plupart de mes souvenirs correspondent à mon père escaladant quatre à quatre les marches pour venir me prendre sur le fait, moi cachant avec toute l’ingéniosité dont j’étais capable, dans la hâte, le livre de ma culpabilité, et mon père faisant irruption dans la chambre, furieux. Ces fois où il arrachait les couvertures pour trouver le livre, s’il le fallait. Ça ne s’est pas produit souvent, mais suffisamment pour faire impression, de toute évidence. Avec le temps c’est devenu un bras de fer quotidien, moi planquant le livre, ma mère fouillant le lit avant l’extinction des feux, moi réussissant à le planquer ou finissant par aller le chercher dans la bibliothèque située à l’autre bout de ma chambre, l’aventure de faire un pas par minute en se chronométrant et en faisant attention aux bruits du parquet, guetter les bruits de la maison, racler quelques minutes, peut-être une heure de lecture.
Tout éteindre finalement, en ayant le sentiment d’avoir réussi quelque chose ; pas gagné, juste réussi à souffler. Paradoxalement.
Dormir ? Qui a besoin de dormir quand les vampires attendent, sérieusement ?
Il n’y a pas de mauvaise excuse pour éviter de dormir. Toutes sont valables sans distinction.
Éteindre ne voulait même pas dire que j’allais dormir. Depuis que j’avais 7 ou 8 ans, j’avais pris l’habitude de faire des « jeux » avant de dormir, un terme qui recouvrait pour moi le fait de se raconter une histoire avant de dormir, et d’interpréter, à voix basse, mon rôle, au fond de mon lit, tout en imaginant les réactions des autres. D’imaginer mille situations, des disputes, des actes héroïques, dans le noir… et de ne plus voir l’obscurité à force de visualiser l’imaginaire.
Le plus dur c’était de soudain réaliser que ces choses ne se déroulaient pas et que j’étais en fait toujours dans ma chambre plongée dans le noir. Avec pour seule lumière, quand elle m’était encore autorisée, la lueur rouge de la veilleuse branchée sous mon bureau. Rouge. Génial.
Il y avait cette déception d’être toujours dans le lit, que rien n’ait changé. Le retour à la réalité. Il y avait aussi cette déception de devoir quand même, à un moment, devoir dormir.
J’ai plus souvent approché l’évanouissement, que sombré dans un sommeil serein.
J’ai jamais sommeil. Les peurs ont évolué. Les inquiétudes ont muté. Les cauchemars ont changé.
Les vampires ont cédé la place aux zombies il y a quelques années, la faute de lectures et visionnages pas très avisés, une peur sûrement freudienne des dents et de tout ce qui pénètre la peau en général (j’ai en réserve quelques cauchemars et phobies à base d’abeilles et de seringues, en sus). C’était le bon temps, les vampires et les zombies.
Depuis le début des flashbacks et des crises d’angoisse, il y a presque de ça un an et demi maintenant, les cauchemars me ramènent juste chez mes parents. Pendant un moment encore, c’était irrégulier. Depuis plusieurs mois, c’est tous les soirs. Tous les soirs. Tous les soirs chez mes parents. Je ne fuirai jamais assez loin, pas vrai…
Avec les décennies, j’ai développé quelques « trucs » pour dormir.
Ils ne marchent pas tous les soirs. Loin de là. A la réflexion, ils ne marchent jamais. Ils atténuent l’angoisse de dormir, mais ne permettent jamais totalement de fermer l’œil. Assez littéralement, en fait : je m’aperçois encore régulièrement que mes yeux, quasi-exorbités, scrutent le moindre recoin pas assez éclairé. Je me force à descendre la tête pour ne pas observer la pièce ; j’aurai mal au crâne demain, et alors ? Si je parviens à m’obliger à quitter ma vue panoramique, j’ai peut-être une chance !
Parfois je mets de la musique. Je peux l’écouter des heures ; au moins c’est de la musique douce, je me dis que je me repose quand même bien que je ne dorme pas. Parfois c’est juste le silence. Dans ce cas-là ça cogite et ça ne marche pas mieux pour s’endormir, on le sait tous. Il n’y a pas de remède miracle.
Il n’existe pas d’endroit où j’ai vécu sans regarder un nouveau matin se lever timidement et m’apporter la nouvelle que je n’ai pas dormi cette fois encore. Avec un peu de bol, je m’endors à ce moment-là. Je ne trouve jamais si bien le sommeil que vers 10h du matin, pour être sincère, quand il fait clair dehors et dans la chambre, que la rue (surtout, avoir une chambre côté rue !) qui fourmille de passants et surtout de voitures, de bus, de camions (je mets quand même la limite aux trains, par expérience après avoir vécu plusieurs années au bord d’une voie ferrée).
Lorsque j’ai emménagé dans mon nouvel appart, mes cauchemars étaient essentiellement à base de zombies. Les vampires occupaient encore une belle place, ancienneté oblige, mais ça commençait à se tasser, je m’en suis aperçue progressivement. Et c’était aussi le plus grand appartement dans lequel j’aie jamais vécu seule. Près de 100m². Ne plus avoir l’œil sur la porte d’entrée. Parfois entendre des bruits et ne pas voir d’où ils venaient ; après les studios de respectivement 7 et 14m², c’était perturbant.
On m’a offert une hache pour ma crémaillère. C’était parti d’une blague et à ce jour je refuse de penser que j’étais sérieuse la première fois que j’ai avancé l’idée. La personne qui me l’a offerte n’a sûrement pas soupçonné que c’était autre chose, en tous cas. C’était une bonne blague, et ouvrir le paquet pendant la soirée de crémaillère nous a bien fait marrer.
Depuis lors, la hache est près de mon lit. La chambre fermée à clé de l’intérieur. La porte d’entrée verrouillée. Je songe souvent à rajouter un cadenas ou une chaîne, avant de me reprendre : de quoi j’ai peur ? Certes, la même épaisseur sépare mon espace du « dehors », que mes toilettes de la salle de bains ; ça me fait souvent réfléchir, à quel point cette porte d’entrée est symbolique. Mais rien n’arrêtera les cauchemars, surtout pas une porte, quel que soit son nombre de serrures. Et personne n’a essayé d’entrer dans mon logement depuis des années. Mon dernier cambriolage date d’il y a plus d’une décennie maintenant. Je boucle quand même tout. Juste pour essayer d’être tranquille.
Pendant de longs mois, les chats ont miaulé depuis la cuisine ou le couloir en ne comprenant pas pourquoi ils ne pouvaient plus dormir avec moi. Allez expliquer à des créatures qui roupillent 18h par jour où se situe le problème.
C’est que voyez-vous, on ne dort pas, avec moi, comme vous le confirmeront mes ex d’ailleurs. On peut vivre avec moi, mais dormir avec moi impliquerait que je dorme aussi. Sauf que j’ai pas sommeil.
Lait chaud ? Berceuse ? Veilleuse ? Lectures ? Histoires ? Encens ? Chats ? Bougie ? Internet ? Noir total ? …Somnifères ? Rien n’y fait. Rien ne me calme. Je veux pas dormir. Tout, mais pas dormir.
J’ai peur d’avoir sommeil. Les créatures fantastiques passent et se ressemblent. Les cauchemars défilent et deviennent plus littéraux. Je continue de meubler jusqu’à voir le jour suivant se lever, entendre les premiers oiseaux chanter et admettre que j’ai perdu la bataille pour une nuit de plus. Je ne cherche plus vraiment à la livrer. Parfois il peut se passer plusieurs jours sans que je ne prenne les armes. Je tente de faire autre chose, ou rien, ou j’alterne…
Dans le fond je sais que j’ai passé toute ma vie à avoir peur de dormir. Sans doute peur tout court. Tout ce que j’ai appris à craindre, le mythologique comme le réel, en raison de mon histoire personnelle et/ou juste des choses qu’on apprend aux femmes qui vivent seules, tout se mélange et donne une bonne grosse dose d’angoisse dés qu’il faut aller se mettre au lit.
Il est bientôt 6h du matin. Pas sommeil.