La chose est entendue : nous connaissons de mieux en mieux les secrets de fabrication de nos séries. L’ère téléphagique pré-internet (c’est juste avant ou après le crétacé, je ne me rappelle plus) nous maintenait encore dans une certaine ignorance, et il fallait vraiment beaucoup d’investissement pour réussir à savoir comment étaient conçus les épisodes que nous regardions.
Ainsi, le mythe du créateur de séries surpuissant (je ne suis même pas sûre que le terme de showrunner s’utilisait fréquemment à l’époque hors de cercles très informés et réduits) a-t-il longtemps vécu de par notre ignorance quand à l’existence des writers’ rooms, ou de leur fonctionnement. Le public français a d’ailleurs longtemps perçu l’écriture de séries américaines comme relevant de la paternité d’une personne créative ; héritage à la fois d’une meilleure éducation au cinéma (bien que lorsqu’on accole le nom d’une personne à un film, généralement cette personne est plutôt le réalisateur, peu importe s’il a oui ou non été investi dans la phase d’écriture), et d’une croyance solide, profondément culturelle, selon laquelle l’écriture en général ne saurait être le résultat d’un travail collégial ou démocratique.
Aujourd’hui il est plus aisé que jamais d’avoir accès aux informations nous permettant de nous informés sur, dans le désordre :
– la personne qui a créé une série (et si oui ou non elle s’investit régulièrement dans la conception des saisons ou l’écriture des épisodes)
– les personnes qui constituent une writers’ room (ou comment le crédit « written by » au début d’un épisode a soudain du sens au lieu d’être totalement occulté) ou qui ont fait partie d’une writers’ room (processus qui revient en particulier dans les news de projets US, par exemple lorsqu’apparait le mot « scribe »)
– la façon dont fonctionnent ces deux entités ensemble (que fait exactement le créateur, a fortiori s’il est showrunner de la série… et que ne fait-il pas)
– la façon dont sont supposées fonctionner ces entités (ce qui soulève la question de la conception d’une saison avec ses articulations, et ouvre la porte à une multitude de questions sur le procédé plus que le résultat)
– et j’en oublie sûrement.
Pourtant, quand bien même il est plus aisé pour le téléphage de s’intéresser aujourd’hui à ces questions, et surtout, de leur trouver des réponses factuelles, certaines croyances subsistent.
Au lieu de vous emmener aujourd’hui dans un cours magistral sur la question (que vous avez sûrement lu cent fois puisqu’il trouvera sa réponse dans la plupart des livres à vocation introductive sur les séries), je voudrais discuter de ces croyances. Croyances qui, est-il utile de le préciser, concernent les téléphages et beaucoup plus rarement les spectateurs lambdas.
Note : la réflexion d’aujourd’hui porte exclusivement sur les séries américaines, du fait d’abord de la somme d’informations qui nous est accessible sur leur élaboration… et ensuite parce que tous les pays n’utilisent pas nécessairement de writers’ room. Duh.
Car en dépit de notre degré croissant d’information objective, nous continuons de croire à certaines idées qui relèvent plus du mythe. Même vous ! Simplement, le mythe DU créateur omnipotent a été remplacé par celui DES scénaristes au mode de travail en apparence limpide.
Et je le prouve. Essayez de réfléchir à la dernière fois que vous avez regardé un épisode, et que vous avez pensé une phrase du style :
– « les scénaristes sont en train de sous-employer le personnage de… »
– « ah ouais, là les scénaristes veulent clairement… »
– « punaise les scénaristes perdent leur temps avec l’intrigue de… »
– « à mon avis les scénaristes essayent de nous faire croire que… »
Au passage, je ne vous jette pas la pierre, je m’en rends moi-même coupable très souvent. Parfois je le sens quand j’écris mes reviews, mais le plus souvent, c’est totalement inconscient.
Le fait est que nous pensons toujours pouvoir nous glisser dans la writers’ room par le simple fait d’avoir regardé un épisode. Nous avons la conviction de savoir tout ce qui s’y est dit, comment et pourquoi. Nos reviews, nos critiques, même nos réactions à vif en fait, sont imprégnées de l’idée que nous sommes à même de psychanalyser les « scénaristes », leurs motivations et leurs intentions, depuis notre côté de l’écran.
Une partie de cette conviction n’est pas totalement erronée : développer des outils critiques passe effectivement par une capacité à décortiquer les ressorts narratifs d’un épisode, d’un arc ou d’une saison ; notre « expertise » dans le domaine des séries n’est d’ailleurs rendue possible que par notre investissement dans nos visionnages. En tant que téléphages, qui cherchons à analyser la qualité de la série que nous regardons, nous allons forcément passer un temps considérable à décortiquer ce que nous avons vu pour à la fois en faire une critique « juste » (mais jamais de la vie je n’emploierai le mot « objective » !) et intelligente. Et bizarrement, ce but très raisonnable et rationnel passe par une sorte de superstition complètement irrationnelle !
Le plus fou, c’est qu’un spectateur lambda qui regarde une série en fond sonore en dînant en famille, ou pendant le repassage, ou pour faire du bruit dans la maison, ou par simple habitude, ou pour participer à un phénomène autour d’une fiction en particulier (et qui ne regarde sa télévision que comme ça) ne développe pas ces outils critiques. Et c’est son droit le plus strict. Mais en échange, il a assez peu tendance à parler des « scénaristes » comme s’il communiquait en ligne directe avec eux, ou leur thérapeute. Il n’y a pas de jugement de valeur sur le travail de ceux qui écrivent, mais uniquement sur la série. Et finalement, cette réception au premier degré est plus honnête sur la position du spectateur hors de la writers’ room.
Nous faisons souvent cette confusion de penser également que, parce qu’un auteur, une fois ou peut-être deux, a parlé de ses techniques de travail ou de ses convictions personnelles, la totalité de son esprit nous est totalement accessible en libre service et que désormais, nous sommes capables de lire clairement dans son cerveau les mécanismes qui dirigent son travail. Quand bien même un showrunner (ou plus rarement, un des membres de la writers’ room) s’exprime dans une interview ou un making of, il nous donne des outils pour comprendre le cheminement qui a conduit à la série telle qu’on la connaît… mais cela ne signifie pas que nous sommes capables de comprendre ce cheminement sans son intervention à partir de là et jusqu’à la fin des temps !
Alors bien-sûr, il est possible de tirer certains conclusions sur l’univers d’un scénariste donné ! En tant que spectatrice loyale des dramas de David E. Kelley, je ne prétendrai pas qu’un créateur de séries slash showrunner slash auteur au sein d’une writers’ room n’a pas d’univers personnel et de mécanismes identifiables. Au nom du ciel, le mot « kelleyrisation » a été inventé pour une bonne raison !
En revanche il est faux de croire que désormais le processus d’écriture de cette personne nous est transparent, et accessible en permanence. Plus encore si on prend en compte le fait que, bien que l’écriture ne soit pas vraiment une démocratie, et pas totalement un travail collégial non plus, l’intervention de chaque membre de la writers’ room, y compris n’étant pas crédité dans un épisode donné, a un impact.
Ce n’est pas tant que je fustige notre propension à croire que nous pouvons nous glisser « dans la tête du tueur ». J’aurais plutôt envie de poser la question : pouvons-nous désapprendre cette habitude tout en conservant notre esprit critique ?
Il serait intéressant d’en être capable. Personnellement j’ai tenté l’expérience et ça m’a pourtant été totalement impossible de ne pas penser, sur le moment ou au cours de la rédaction d’une review, « les scénaristes veulent… » ou quelque chose d’approchant. C’est une habitude profondément ancrée dans notre fonctionnement téléphagique. La vérité ? Je n’ai aucune idée de ce que veulent les scénaristes. D’abord, ce serait absolument tragique si c’était le cas ! L’intention d’un scénariste, si elle est complètement transparente pour le spectateur, rend en fait le visionnage tout-à-fait inutile, non ? Quel est l’intérêt de suivre une série, même sur un plan purement intellectuel et en mettant le plaisir de côté, si on se croit parfaitement à même de prédire chaque décision des scénaristes ! Mais surtout, cela ne laisse aucune marge de manœuvre aux scénaristes en question. Nous leur retirons indirectement le droit d’être inconstants, d’essayer des idées nouvelles, et même de faire des erreurs. Dans notre croyance un peu magique que chaque chose qui apparaît dans une série est due à une suite logique de décisions totalement identifiables, nous oublions que l’écriture d’une série n’est pas une science exacte !
Il y a sûrement une façon d’arrêter de présumer que les scénaristes de How I met your mother veulent absolument nous raconter la quête de Ted pour rencontrer l’amour de sa vie, pour reprendre un exemple récent (et une erreur qu’on a quasiment tous faite !).
Ce serait intéressant de la trouver… et sûrement beaucoup moins frustrant quand, tout d’un coup, les scénaristes ne font pas ce que nous attendions précisément d’eux.
Pour une fois, je ne vais pas être tout à fait d’accord avec toi.
Le jeu d’imaginer ce que veulent les scénaristes, c’est l’outil du sériephile et du critique quand il aborde une oeuvre non achevée. La particularité de la critique série, c’est qu’elle s’élabore sur un produit non-fini (contrairement à un roman, un film). Par définition, le but de la critique est échafauder des plans, des idées, des intentions avec ce que les scénaristes ont laissé derrière eux. Le critique-série est un petit poucet, qui récolte les pièces dans le but de prédire le tableau final. Je crois que le travail critique est justement de prédire parce que c’est aussi une façon d’intellectualiser la réception de la série. C’est forcément plus flagrant dans les séries feuilletonnantes où la série entière est un jeu de piste.
Je ne pense pas que c’est faire preuve de quelconque pouvoir divinatoire que d’affirmer à un instant « t » que les scénaristes ont voulu… C’est l’élaboration d’une pensée personnelle sur une oeuvre proposée. Cette pensée n’a pas d’autres buts que d’émettre un avis, une opinion à un instant précis.
Le sacerdoce du critique série, c’est de souvent avoir tort. De poser un avis critique sans l’assurance d’avoir raison. La critique d’une série en cours est une proposition, n’a pas parole d’évangile. Croire le contraire, c’est effectivement se méprendre sur ses compétences et avoir une trop haute estime de soi.
En fait, toute la difficulté du travail de critique série est résumée dans le pilote : entrevoir ce que peut, sera la série, émettre un avis a priori. Avec, parfois, la chance ou le malheur de se tromper. C’est génial comme sentiment ! Chose que l’on peut trouver dans les comics mainstream (Marvel, DC) ou le manga (pré-publication par chapitre ou recueil) ou l’animation… bref, tout récit « séquencé » qui avance mais dont on ne connait pas encore la fin.
Je vois ce que tu veux dire mais la critique n’est pas la divination. Avoir tort fait complètement partie du package, et ton exemple du pilote est parfaitement choisi, ça symbolise très bien ce qu’on fait au long de l’année. Mais prédire le potentiel d’une intrigue, d’une scène, d’un personnage… ce n’est pas prédire les intentions des concepteurs.
L’objet de ma réflexion est plutôt de dire qu’on s’appuie souvent sur de l’intangible pour construire notre critique, plutôt que sur le scénario lui-même, ou par extension la réalisation, le jeu, etc.. Ce que je n’ai d’ailleurs pas mentionné, c’est qu’une partie de la série échappe aux scénaristes (quand un plan un peu long laisse entrevoir du suspense, quand le regard d’un acteur semble sous-entendre des conséquences, ainsi de suite). Nous devrions nous appuyer plutôt sur cela, que sur notre prétendue connaissance de « ce que veulent les scénaristes ». Nos erreurs seraient ainsi des erreurs « honnêtes » et pas des prédictions qui ne se confirment pas.
Échafauder des plans me semble effectivement une erreur d’estime de soi, mais on l’a tous fait au moins une fois. Une série feuilletonnante n’est, qui plus est, pas forcément une série dont il faut trouver une « clé ». Quand on prend des séries qui relèvent plus de la chronique (j’ai récemment fini Looking, on pourrait citer Brothers & Sisters, Parenthood et la majeure partie des dramas « purs »), vouloir entrer dans la tête des scénaristes et prétendre connaître leurs motivations est non seulement une faute de goût, mais la manifestation d’une inaptitude à comprendre comment fonctionne narrativement le genre dramatique. Toutes les séries ne sont pas Lost ou How I met your mother, et il n’y a pas toujours des théories à créer pour être capables de critiquer.
J’ai peut-être mal interprété quelques entrées de ton tableau. Effectivement, la critique tournée vers une divination absolue comme base élémentaire, c’est non seulement une erreur de jugement mais une incompréhension du médium (la série est un art en mouvement – et plus vrai pour les séries de network où l’écriture de la saison est toujours en cours quand sont diffusés les premiers épisodes).
Je te rejoins aussi tout à fait sur cette volonté souvent déraisonnable de rechercher la « clé »… surtout quand il n’y en a pas. Ce jeu de « trouver » la vérité derrière la série, cela anime des discussions de réseaux sociaux où chacun y va de sa petite théorie. C’est très amusant comme pratique mais ce ne sera jamais un discours critique. C’est plus proche de la fan fiction, un exercice de création.
En fait, les reproches que tu formule, on le retrouve le plus souvent dans les reviews d’épisodes. C’est un exercice qui m’a toujours paru délicat parce que l’on a vite fait de tomber dans ces fameux travers : dire les intentions des scénaristes. Parce que c’est parfois complexe de devoir critiquer un épisode, unique, quand il n’y a pas grand chose à dire. Et le risque de devoir établir des plans sur la comète, où pour combler un vide, on imagine l’impossible.
J’en discutais la semaine dernière sur twitter après la lecture d’un texte sur ArtPress2 sur les séries (excellent, au passage, très enrichissant) sur l’approche trop souvent erronée de la critique série (au sens large) : les détracteurs la voit comme un objet inférieur parce que platement réalisée ; les spécialistes se sont tellement focalisé sur le showrunner et le scénario qu’ils ont oublié de mentionner sa réalisation. Le travail critique doit parfois s’accompagner d’une démarche didactique. Critiquer, c’est aussi enseigner, quelque part, ne pas s’adresser uniquement aux connaisseurs mais être capable d’ouvrir des portes aux néophytes.
J’ai peut-être un peu débordé. Mais c’est une discussion hyper intéressante parce qu’elle montre bien la difficulté d’une vraie école critique série. Nous, sériephiles (que je distingue de sériephage parce que l’on est plus dans une approche critique), mentionnons souvent notre combat à mettre la série sur le marché de l’art (et non comme un objet), à prouver sa valeur artistique face au roman, au cinéma (il y a le même genre de combat avec la bd et le jeu vidéo). Pourtant, c’est une démarche qui pêche un peu par manque de structure, de références. Je ne souhaite pas formaliser la critique, lui donner un côté unidimensionnel, mais faire en sorte que l’on ne tombe plus dans les erreurs que tu as pointé dans ton article et ton commentaire.
Bon, je dis « nous » mais je ne suis ni journaliste, ni critique et seulement un humble sériephile passionné. Aujourd’hui, on trouve des plumes remarquables sur le net, dans la presse mais il manque un vrai mag’ référence comme a pu l’être Génération Série(s) par le passé. Voilà, c’était ma touche nostalgie.
J’ai vraiment débordé, non ?..