Said my goodbyes

1 avril 2014 à 19:06

Les couloirs sont emplis de sacs. De gros sacs de nylon blanc dans lesquels se pressent des centaines d’heures de travail, prêtes à partir à la broyeuse. Des rapports et des revues de presse, des fiches de synthèse et des éléments de langage, des notes administratives et des brouillons de discours, tous envolés dans quelques heures. Peut-être quelques jours. Par dizaines, des piles de papiers qui ont eu de l’importance pendant quelques heures, quelques minutes, lorsqu’il était urgent de l’imprimer, de le corriger, de le taper, de le concevoir. Des kilos d’heures de travail qui s’apprêtent à disparaître à jamais.
A quelques mètres de là, la rue bouillonne de l’activité du printemps naissant ; les Parisiens croisent les touristes sans se douter que nous avons passé des heures sur tout cela. Peut-être que ça vaut mieux. Peut-être que ça n’a eu de sens que pour nous. Parfois ça n’en a même pas eu du tout, mais aujourd’hui on ne veut pas y penser. On veut rester dans l’ambiance nostalgique, à imaginer qu’on est seuls dans notre univers bizarre.

On marche d’un pas qui se veut léger et preste sur les tapis poussiéreux de la République, qui, pour autant qu’on se souvienne, n’ont pas vu un aspirateur depuis, mon Dieu, je crois que c’était l’hiver 1998. Bon d’accord j’exagère. Mais sans doute aussi que les pas prestes et les sacs de nylon ont remué la poussière, rendant les corridors plus crasseux que d’habitude encore. Dans nos bureaux il n’y a pas d’ors de la République, où alors les peintres ont mis une couche épaisse de blanc par-dessus pendant l’été quand l’étage a pris un « coup de frais ». Ou bien ils les ont laissés mais ont débordé dessus.
Cela fait toujours de la peine de penser que ces locaux ont jadis sans doute été des demeures somptueuses où recevoir des têtes bien nées. Enfin peut-être. Bon ok j’avoue, j’ai jamais lu la page Wikipedia de ma prestigieuse adresse, et alors ? De toute façon je m’en vais.
On s’en va tous.

CagedBags-650

Hier le Premier ministre a déposé sa démission, et le Gouvernement a fondu dans la seconde qui a suivi. Ça nous fait rire d’entendre certains journalistes dire qu’Untel Ministre a menacé de déposer sa démission s’il n’était pas dans le nouveau Gouvernement : démission de quoi ? Dans le souffle qui a fini l’annonce de la démission du Premier ministre, il n’y avait plus de ministres du tout. Les menaces nous semblent ridicules, mais on rit sur nos chaises pliables, posées sur les tapis poussiéreux de la République en regardant les dernières télés allumées du cabinet, en sachant que c’est quand même un peu une private joke. Que plein de gens pensent réellement que ces journalistes qui meublent jusqu’à mercredi midi sont sérieux.
On se rassemble devant les écrans en commentant l’action. On regarde la passation de pouvoirs comme on a regardé les précédentes, c’est-à-dire d’un oeil blasé en répétant que quand on en a vu une, hein… On échange quelques blagues sur le double-sens du discours de l’un, sur l’arme blanche planquée derrière le sourire poli. On pointe du doigt un coin de l’écran : « oh, mais c’est Matignonne ! », et tout le monde a reconnu Matignonne, et évidemment que Matignonne est à Matignon le jour de la passation de pouvoirs. Mais on se réchauffe autour de nos télés comme des campeurs autour d’un feu, parce qu’on est encerclés par les sacs en nylon, qu’il y a quand même plus de poussière que d’habitude, et qu’il y a dix minutes, quelqu’un est apparu sur le seul de la porte pour faire l’inventaire du mobilier. Ainsi sonne le glas.
Il est mardi 15h et il n’y a rien à faire en attendant mercredi midi.

Mercredi midi. Ça fait loin.
On attend tous de savoir où on va aller. Si on va suivre nos ministres, nos patrons, nos collègues. Attention au spoiler : probablement pas.

On se croise dans les couloirs, alors tout en remuant la poussière et en slalomant entre les sacs de nylon, on se dit au revoir. Pas adieu parce qu’on se reverra. Il y a comme une ambiance de fin de colonie de vacances, quand tout le monde promet de s’écrire et de se revoir très vite. On a oublié la fois où Machine a balancé un dossier pas frais sur le bureau du Ministre et on a pris pour elle, on a totalement zappé que la semaine dernière, on a failli s’invectiver dix minutes au téléphone avec Bidule qui n’avait pas le même avis que nous, et on a occulté le fait que Truc avait quand même pris tout le mois de décembre l’an dernier.
Mercredi midi, les trois quarts des sourires seront éteints à jamais dans nos mémoires. On recroisera les autres au hasard d’un couloir en se disant, merde, oui, c’était quoi son nom de famille déjà, heeey comment tu vas ?
Mercredi midi on commencera tous à envoyer nos SMS et nos emails et nos CV, et les collègues de jadis feront de même. On passera parfois des entretiens (mais souvent non, ou des ersatz) qui nous rappellerons qu’ils sont devenus la concurrence. Et que non, hors de question que le poste m’échappe et que je reste un jour de plus à la maison. Non pas que je n’aime pas ma maison mais plus le temps passe, plus ça la fout mal.
On se dit au revoir dans les couloirs comme si on n’avait pas déjà dansé cette danse lors des remaniements précédents, et qu’on croyait vraiment aux yeux humides qu’on sent s’agiter sous nos paupières rougies par la poussière.

Je suis revenue dire au revoir à tout le monde parce que mes paupières étaient rouges ce matin, alors que j’étais à la maison, et que j’ai eu envie de blâmer la poussière. J’ai passé une ou deux heures à aider Unau à sauvegarder des trucs et des machins, à trier les derniers vestiges qu’on sauvera de notre civilisation de papier, à faire le tour des bureaux pour avertir que s’il y a des mails à préserver, c’est maintenant, pas ce soir. Unau est contente parce qu’elle a fait des cartons toute la matinée et qu’elle n’en peut plus. Elle a mal au dos. Elle a le nez bouché. Elle est aussi atteinte de Remaniementose aiguë, qui fait qu’on veut juste grappiller quelques minutes aux collègues qu’on aimait bien. Comme s’ils allaient mourir mercredi à midi et basculer dans un monde parallèle.
Je suis frappée par l’épidémie moi aussi. J’ai dit que je restais une demi-heure et deux heures plus tard je jongle encore avec les clés USB. Je ne devrais même pas être là mais je vais quand même pas partir alors que Symbiote n’est pas dans son bureau ?

De temps à autres, quelqu’un vient débrancher un truc, ou vérifier que le tableau accroché dans notre bureau est bien celui indiqué dans les bonnes colonnes, ou simplement nous dire que c’est sûr, Unetelle Ministre sera au Gouvernement demain. Sauf que c’est pas sûr et que tout le monde sait qu’on n’aura la réponse que mercredi midi. Personne n’a de boule de cristal maintenant. Personne n’a trouvé la combinaison secrète du Loto. Personne ne sait rien.
On est juste là en train de brasser nos derniers mètres carrés de poussière, à remplir des sacs en nylon et à regarder partir ceux qui ont décidé que cette fois, ils avaient assez dit au revoir, faut de mieux.

Hier le Premier ministre a déposé sa démission, et le Gouvernement a fondu dans la seconde qui a suivi, et on est sans cabinet fixe depuis. On s’accroche bêtement à notre ambiance de fin de colonie de vacances (« tu veux mon numéro ? »). On échange les dernières bises mouillées (« ah, quatre ? »). On contemple les cartons sous les bureaux (« eh bah, tout ça pour ça »). Nos dernière banalités avant d’échanger notre quotidien administratif pour un autre.

Sur le coup de 16h30, je prends soudainement conscience que ça sert plus à rien de trainer. Je fais le tour des bureaux. Je dis au revoir, pas adieu. Les paroles rituelles sont échangées : ce fut un plaisir, c’était réciproque, au plaisir de peut-être retravailler ensemble, bon courage pour la suite, bonne continuation. On essaye de varier un peu les mots et les intonations. Il y a les Conseillers dont je n’ai jamais pris le temps de parler, auxquels je n’ai même jamais trouvé un petit surnom, et je me sens bête parce que je vais sûrement les oublier un peu plus vite. Je remue encore un peu plus de poussière en passant d’un bureau à l’autre. Il y a les secrétaires avec lesquelles on a méchamment conspiré les jours où on en avait ras-le-bol des Conseillers qui ne savent pas couper le cordon. Je me cogne dans un sac de nylon et souris à l’idée que pendant quelques jours, j’aurai un bleu pour me rappeler que je suis passée par le couloir coudé en disant au revoir. Il y a l’Intendant auquel on claque une dernière fois la bise en échangeant quelques blagues à double-sens.
Un dernier au revoir à Chanel, je ne vous ai jamais parlé de Chanel mais je veux me souvenir de sa rayonnante beauté tous les matins, de son bon goût irréprochable et de son maintien parfait, de nos discussions sur l’actualité internationale, des fois où elle jure tellement poliment qu’on met dix minutes à remarquer, et des fois où elle a sincèrement semblé intéressée par mon avis alors qu’elle est Supra Conseillère et que je suis moi.
Un dernier au revoir à Marsault, un peu émue parce qu’on se dit au revoir longtemps. Il dit qu’on se reverra sûrement « lors d’un pot d’anciens du cabinet, dans un cadre un peu moins professionnel », et j’opine comme si je pensais que ça va se réaliser. Je rougis parce qu’il me fait des compliments, se rapproche, ne me laisse pas repartir, me pose des questions sur ma santé, se penche finalement pour me faire la bise, légèrement maladroit. Il me glisse que si j’ai besoin de quoi que ce soit je peux l’appeler…
Un dernier au revoir à Symbiote… mais il n’est pas dans son bureau. Je l’appelle sur son portable et il m’avoue être dans la voiture ministre, à plusieurs mètres du cabinet, il pensait que je partirais plus tard et espérait revenir à temps. Il me fait promettre de donner des nouvelles. Il me dit qu’il faut surtout pas perdre contact après mercredi midi. Il me dit qu’il a aimé travaillé avec moi. Je sais juste répondre que oui. Il me dit qu’on se recroisera de toute façon.

Je prends l’escalier avec son tapis d’un vieux rouge gâteux, une dernière fois. Mes doigts courent sur la rampe, reconnaissent le point où la peinture a été éclatée la fois où on a fait tomber le kakemono en voulant l’apporter trop vite à l’étage. Les techniciens emportent déjà la photocopieuse couleur (elle était en location). Unau m’accompagne jusqu’à la porte, au prétexte de fumer encore une clope. Finalement elle m’emmènera jusqu’à la rue.
Un dernier au revoir à Unau. Mais on s’appelle vite et on se tient au courant, d’accord ? Et après quasiment 4 ans à travailler ensemble, on y croit plus ou moins.

Saloperie de poussière de la République.

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