Aujourd’hui, je vous propose une ballade au Zimbabwe, qu’est-ce que vous en dites ? Qu’on n’y va pas assez souvent ? Bien d’accord, alors tâchons de réparer cette erreur immédiatement, avec un sujet qui va nous permettre de toucher à plein de choses, et, peut-être, gagner quelques points de QI dans la foulée.
Le sujet du jour s’appelle Stitsha, un nom qui cache une pièce de théâtre datant de 1989. Pourquoi parler de théâtre ? Parce que, rho, deux secondes quoi.
Donc on est en 1989, et un auteur du nom de Cont Mhlanga écrit cette pièce qui s’appelle Stitsha.
Sauf que Cont Mhlanga n’est pas n’importe qui : au tout début des années 80, il a créé la compagnie zimbabwéenne Amakhosi, une troupe de théâtre qui doit son nom au plus vieux township de Bulawayo, la deuxième plus grand ville du pays. Je vous ai déjà parlé de townships par le passé, mais si jamais la mémoire vous fait défaut, vous pouvez aller relire mon article sur la série sud-africaine Yizo Yizo qui s’y déroule presque intégralement (dans le doute, je vous ai mis un lien en fin d’article, paske chuis prévenante comme ça). Nous voilà dans un township, un ghetto pauvre, et cette compagnie Amakhosi débarque là, avec ses acteurs qui se sont formés tous seuls.
Ah oui, parce qu’en fait, Cont Mhlanga est venu au théâtre totalement par hasard. Littéralement : il se rendait à un cours de karaté avec des amis, et il est tombé sur un cours d’art dramatique à la place ; il a commencé à suivre ces cours, puis quelques autres, et il a ensuite entrepris d’apprendre à ses amis ce qu’il avait étudié.
Et ce sont ces mecs-là, qui au début ne rêvaient que de karaté, qui ont formé la troupe Amakhosi au début des années 80 (pour info, un grand nombre de leurs pièces incluront des passages dédiés au karaté). En moins d’une décennie, les membres de la troupe se produiront près de 300 fois sur les planches ! Il faut dire qu’en recrutant de nouveaux comédiens, Amakhosi finit par compter plus d’une centaine de personnes.
Mais ce n’est pas la seule spécificité de cette troupe, loin de là : Mhlanga n’a aucune envie de jouer des pièces existantes. Il commence alors à écrire ses propres pièces de théâtre, devenant non seulement le seul auteur de la bande, mais aussi l’unique metteur en scène (avec le temps, son frère, également membre d’Amakhosi, portera également ces casquettes).
Au début des années 80, pour vous remettre dans le contexte, le Zimbabwe est un jeune pays libre ; jusqu’en avril 1980, le nation s’appelait encore Rhodésie, un nom qu’elle avait porté pendant un siècle environ. Un dénommé Robert Mugabe venait de former un nouveau gouvernement, supposé plus juste, mettant fin à plus d’une décennie de tourmente, et au régime ségrégationniste hérité du statut de colonie.
Mais Cont Mhlanga est très critique du régime de Mugabe. Il constate que même si le pouvoir des blancs au Zimbabwe semble faiblir en apparence (moins de postes au sein du gouvernement, par exemple), dans les faits, la population noire est toujours défavorisée, voire ignorée. A son échelle, il découvre aussi que les autorités culturelles n’ont rien changé de leurs pratiques, et que ce sont toujours les compagnies de théâtre amateur blanches qui bénéficient d’aides et autorisations de toutes sortes ; là où les troupes noires sont systématiquement ignorées, alors que le théâtre est pourtant une longue tradition zimbabwéenne.
Partant de là, les productions de Cont Mhlanga vont être très engagées politiquement ; à travers ses pièces, la troupe Amakhosi apparait comme très directe sur les questions raciales et politiques.
Mhlanga va commencer à écrire ses pièces en anglais, l’une des langues officielles du pays et, surtout, la langue du colonisateur du Zimbabwe. Après quelques pièces, il décide de se tourner vers le ndebele, également une langue officielle, mais largement plus pratiquée dans les communautés noires et les townships, que par l’élite et/ou les blancs. En mêlant à ce choix linguistique des formes de théâtre traditionnelles et des séquences musicales, ainsi qu’à ses sujets sociaux et politiques, Mhlanga fait d’Amakhosi une troupe importante au sein de sa communauté, adoptée par le public défavorisé et noir. En prime, la compagnie prend progressivement l’habitude d’organiser des discussions avec les spectateurs à l’issue des pièces, sur les sujets abordés. Au milieu des années 80, la compagnie verra d’ailleurs une tournée au Botswana et en Afrique du Sud annulée en raison de cette pratique.
Parmi ses thèmes de prédilection, outre la politique, la corruption, le racisme, les traditions, la pauvreté, la division rurale/urbaine, et quelques autres (ce qui je vous l’accorde est déjà pas mal), Mhlanga compte aussi comme centre d’intérêt la condition des femmes dans son pays. Plusieurs de ses pièces étudieront la question, comme Cry Sililo, qui abordera la question du harcèlement sexuel des femmes pauvres (entre autres thèmes)… ou Stitsha. Où l’on retombe sur nos pattes.
Stitsha, écrite en ndebele, possède deux histoires principales qui s’entremêlent (« stitsha » signifie, en argot des townships, coudre ensemble, comme dans un patchwork). L’un de ces deux axes raconte comment une jeune femme répondant au nom de Thuli tente de se faire entendre quant à son propre avenir. Son frère Mopho et leur père tentent de la marier à un riche business man, Sparks Mthembo, alors que la jeune femme est éprise d’un dénommé Mbazo. Le tout parsemé de musique et de danse.
Ce qui sonne comme une pièce de vaudeville, à première vue, est surtout une critique acerbe de la façon dont les femmes sont vues dans la société zimbabwéenne : elles doivent respecter le bon vouloir des hommes de la famille, se marier, faire des enfants, et répéter l’opération à la génération suivante. Ainsi, même si Mopho est favorable à cette riche union pour des raisons pratiques et culturelles, il n’est pas dupe de la démarche qui est derrière l’arrangement de ce mariage, et méprise Sparks pour la façon dont il souhaite posséder sa sœur comme un vulgaire objet, simplement parce qu’il en a les moyens.
Je vous raconte la fin ? Stitsha finit de façon tragique. Alors que Mbazo est poignardé, Thuli est contrainte de tuer son propre frère Mopho pour accéder à la liberté ; une victoire en demi-teinte, forcément. C’est West Side Story, sans Sharks ni Jets.
Stitsha est un immense succès populaire et critique. A un tel point que, pour la première fois, la troupe Amakhosi est invitée à se produire hors du continent africain. Ainsi, en 1990, une tournée est organisée dans plusieurs villes d’Europe et des USA (dont New York). Pour les douze acteurs de la distribution originale, la tournée au Zimbabwe et à l’étranger durera, au total, six ans ; une troupe secondaire fera également une tournée dans le pays en parallèle, pour environ 500 représentations supplémentaires. Vous excuserez du peu.
Je vous accorde que jusque là, on a beaucoup parlé de théâtre, et pas beaucoup de télévision. Mais ça va changer, et voilà pourquoi.
En 1997, la chaîne publique zimbabwéenne ZBC décide de commander une mini-série tirée de Stitsha : avec son succès, la pièce est déjà considérée comme un classique. En tout, 10 épisodes sont achetés à la compagnie de théâtre Amakhosi, et donc à Cont Mhlanga, qui va produire lui-même la série.
Stitsha, la série, commence donc sa diffusion au cours de cette même année, et devient alors l’une des rares séries zimbabwéennes en ndebele. Pour la version télévisée, ce n’est pas une membre de la troupe qui incarne le rôle central, mais la jeune Beater Mangethe, alors âgée de 19 ans, qui tient le rôle de Thuli (la jeune femme poursuivra ensuite une carrière musicale jusqu’à son décès en 2010).
Et là, si vous me passez l’expression : COUP DE THÉÂTRE ! Alors qu’on pourrait penser qu’en sept années, ZBC saurait un peu à quoi s’attendre, la série est brusquement retirée de l’antenne après 7 épisodes ! Pourquoi ? Eh bien devinez un peu pourquoi, au vu de ce que vous savez de Mhlanga : parce que c’est une chaîne gouvernementale et que Mhlanga n’a pas pu s’empêcher d’y fustiger le pouvoir en place dans ses répliques ! Sans compter que remettre en cause l’ordre social établi, c’est pas exactement le violon d’Ingres de ZBC, alors très encline à la propagande pro-Mugabe. D’une façon générale, la censure dans les médias a toujours été l’un des grands talents du gouvernement Mugabe.
Résultat : le public de ZBC ne verra jamais les trois derniers épisodes de Stitsha. Cont Mhlanga n’a évidemment pas perdu cette occasion de se dresser contre le gouvernement de Mugabe : il a fustigé le monopole de la télévision publique au Zimbabwe, qui, en l’empêchant de proposer ses production à des concurrents, le réduisait en pratique au silence. Il a également décidé d’attaquer ZBC en justice pour obtenir réparation financière. Apparemment il n’a jamais été payé pour la commande des 10 épisodes de la série ; malheureusement, impossible de trouver trace du jugement s’il a jamais été rendu, mais la tournure des évènement donne à penser qu’un consensus a finalement été trouvé…
Et en effet : la compagnie Amakhosi a été bannie des antennes pendant plusieurs années (à noter cependant que la troupe avait déjà pu accéder au petit écran en 1990 avec Tshada Laye, une mini-série en 13 épisodes sur le mariage et le divorce ; le sujet avait alors été considéré suffisamment inoffensif pour que la totalité des épisodes soit diffusée).
Certains talents ont été révélés au public grâce à la série, par contre ; c’est le cas de Simba Jenje, jeune recrue d’Amakhosi au moment de la diffusion de Stitsha, qui a participé à la production des épisodes et qui a poursuivi sa carrière à la télévision ; en 2011, il créait ainsi sa propre mini-série de 13 épisodes, Joshua Supa Hero, inspirée d’une légende de l’empire Munhumutapa portant sur un roi que l’on prétend capable de voler.
Mais cela reste marginal et la troupe retourne à ses représentations dans son théâtre historique de Bulawayo.
Il faudra attendre 2002 pour que Cont Mhlanga et Amakhosi soient de nouveau acceptés à la télévision ; ce sera une fois de plus une série aux thèmes sensibles, Sinjalo, qui les ramènera sur les écrans.
La série met en scène deux amis d’ethnies différentes et donc de langues différentes qui sont en colocation en ville, tandis que chacun continue d’envoyer de l’argent à sa femme respective restée à la campagne. L’un d’entre eux a une maîtresse, et manque d’être découvert par sa femme venue lui rendre visite ; dans un quiproquo comique classique, la maîtresse est alors cachée dans l’autre chambre… alors que l’épouse du colocataire se pointe elle aussi. Les deux hommes se trouvent donc plaqués le même jour par leur épouse, et décident de surmonter leurs différences pour s’entraider et se sortir de ce mauvais pas. Derrière la comédie de mœurs, une fable sur la mixité culturelle du Zimbabwe… qui parvient à être diffusée en intégralité ; qui plus est, Sinjalo est, là encore, l’une des rares séries diffusées en ndebele et en shona, et presque pas en anglais. Elle propose également de nombreux numéros chantés et dansés qui montrent ainsi les deux héros unir leurs deux cultures symboliquement.
Avec Sinjalo, Mhlanga parvient à emprunter les thèmes patriotiques chers au gouvernement Mugabe (perché !), mais non pas en prônant une unité nationale dans laquelle les identités se fondraient au nom d’une cause supérieure, mais bien parce que les individualités font la richesse de tous. Dans un pays avec 16 langues officielles, le message n’est pas innocent…
Mais pour en revenir à Stitsha, hélas, à l’heure actuelle, tout espoir de voir des images de la série a disparu ; vous pensez bien que ZBC n’a pas spécialement été inspiré par des rediffusions. Le fait que toutes les chaînes de télévisions du Zimbabwe soient publiques et donc fermement pro-Mugabe n’aide pas vraiment.
Toutes ? Non ! En juillet 2013, une chaîne du nom de 1st TV a fait son apparition : la première chaîne de télévision privée et indépendante du pays ! La chaîne, accessible uniquement via un certain bouquet satellite où des canaux venaient d’être libérés (les chaînes sud-africaines SABC ne sont plus accessibles au Zimbabwe), a donc fait son apparition sur le territoire pas moins de 33 ans après l’indépendance du pays… elle a aussi fermé boutique très exactement huit semaines après le début de ses opérations, ses maigres ressources ne lui permettant pas de survivre, et les sponsors se ne précipitant pas spécialement.
Ouais, désolée, c’est pas le happy ending que vous attendiez… Voyons si on peut arranger ça.
Malgré ces difficultés avec le pouvoir en place (Mugabe, qui a fêté il y a quelques jours ses 90 ans, est toujours président), Stitsha est restée dans les mémoires comme un drama essentiel de la télévision zimbabwéenne ; dans son cas, le terme de « culte » n’est pas galvaudé !
Et son histoire ? Elle vit encore sur les planches. Stitsha a été montée une nouvelle fois en 2012 par la troupe Amakhosi, toujours avec un grand succès populaire et critique ; il faut dire que le matériau d’origine a été remanié pour continuer de distiller des piques aux politiciens actuellement en place dans le gouvernement de Mugabe, au fil des dialogues…
Quant à Cont Mhlanga, en 2008, il a reçu au Royaume-Uni un Artventure Freedom to Create Prize, pour son implication dans la création artistique indépendante et ses prises de positions répétées contre le monopole public dans les médias du Zimbabwe. Le plus surprenant, c’est qu’il a aussi pu créer plusieurs nouvelles séries après le difficile épisode Stitsha.
Parmi ces fictions, il y avait en 2004 Amakorokoza, inspirée par les soapies sud-africains.
A la télévision zimbabwéenne, le genre est largement réservé aux importations. La télévision publique préfère acheter des productions venant de l’étranger plutôt que s’impliquer dans une collaboration durable avec une société de production, chose qu’implique un soap. Son succès le plus durable en la matière était Studio 263, et il n’a duré que 4 ans (il était aussi largement financé par des organisations étrangères, ça aide).
Il faudra de nombreux mois à Amakorokoza pour voir le jour, et Mhlanga ambitionne rapidement de tourner la série à grande échelle, à raison de 52 épisodes par saison, notamment afin d’éviter la dispersion du cast. Lorsqu’elle est diffusée, la série est suivie en primetime par un public nombreux, et même récompensée lors des National Arts Merit Awards. Malheureusement, une fois encore, des soucis financiers avec la chaîne publique ont fait tourner l’expérience à l’échec et la série s’arrête au terme de deux saisons, en 2006 ; c’est sûr que si on ne paye pas la société de production pour les épisodes commandés, c’est difficile de produire des épisodes pendant plusieurs années !
Alors Mhlanga a décidé de procéder autrement (comme un nombre grandissant de producteurs africains, d’ailleurs). Il a ainsi écrit une mini-série comique en 4 parties, Omshana, auto-produite et sortie directement en DVD. Enfin, comique… en apparence seulement, puisque la série raconte comment un Zimbabwéen répondant au nom de Seven Colors fuit l’Afrique du Sud, alors en proie à des violences xénophobes, et revient dans son pays pour découvrir que sa femme ne l’a pas du tout attendu patiemment alors qu’il lui envoyait de l’argent : elle l’a quitté pour un de ses amis !
A partir de 2012, il prépare également Nyaminyami, une série qu’il a eue toutes les peines du monde à finaliser (aux soucis habituels s’est ajouté le décès d’un des acteurs), et finalement sortie elle aussi en DVD directement à la fin de l’année 2013. Il faut dire que le sujet est carrément difficile : dans la république imaginaire de Nyaminyami, un étudiant se livre à une fusillade dans une université, tuant 12 de ses camarades. La série comporte quatre personnages centraux, dont les rôles à petite et à grande échelle vont être déterminants dans le sort du pays, de Bruno (l’étudiant que la violence à la maison pousse à commettre l’irréparable) à Chocolate, une femme aux ambitions politiques nationales, et dont le mari est le chef de la police. La spirale de la violence peut-elle être stoppée ? A noter que la série dramatique aux 13 épisodes doit son nom à un dieu supposé réconforter ceux qui le prient alors qu’ils sont dans la tourmente…
Mhlanga dirige toujours la compagnie Amakhosi, qu’il a fondée, et après une année un peu calme, la troupe ambitionne de faire de la saison 2014-2015 sa période la plus active sur les planches depuis longtemps. Et comme c’est décidément un homme occupé, Cont Mhlanga dispense également des cours d’art dramatique auprès de professeurs dans des écoles de townships, afin que passe le flambeau.
Et voilà, amis téléphages, comment finalement, sous couvert de parler de théâtre, on aura évoqué pas moins de 8 séries télévisées zimbabwéennes.