Peu de séries cette année auront rivalisé avec Masters of Sex, à bien des égards. Soyons clairs : on a connu des moments de télévision incroyables, exactement comme chaque année, n’en déplaise à nos penchants pessimistes. Il y a eu les montagnes russes d’Orange is the new black, la tendresse déchirante de Woman, l’intelligence aiguë de The Good Wife, la douleur sobre de What Remains, le souffle de vie rauque de Rectify, la violence affichée de Wentworth, l’humanité profonde d’Unité 9, la malice routinière de How I met your mother, la fascination pour le rythme et la versatilité d’Orphan Black, et bien d’autres, j’en oublie forcément. A noter qu’2013, j’ai décidé de ne pas faire de bilan de mon année téléphagique, par crainte d’oublier quelque chose justement. Et en plus je pense que Masters of Sex me permet, finalement, d’en couvrir de nombreux aspects.
Mais le visionnage de Masters of Sex aura été une aventure pour nombre d’entre nous, à bien des égards, et sur des routes peu voire pas empruntées du tout par ailleurs. C’est ce dont je m’apprête à vous parler aujourd’hui, y compris de ma propre aventure.
En toute honnêteté, cet article que vous vous apprêtez à lire est véritablement un accouchement dans la douleur. Parce qu’il y a tant à dire sur cette saison, d’une part, mais surtout parce que le visionnage de Masters of Sex aura été une épopée éprouvante… dans le bon sens du terme. C’est, de vous à moi, à cela qu’on reconnaît une série d’excellence, à l’exigence de son visionnage. J’espère que vous me pardonnerez donc cette review résolument longue, et parfois brouillonne, sur ce qui aura été le plus grand défi téléphagique de mon année.
Par contre, comme beaucoup de bilans de saison, il m’a été difficile d’éviter les spoilers!!! par moments, et je vous enjoins à la plus grande prudence en lisant ma littérature du jour.
De Bill Masters et Virginia Johnson, je ne savais rien en démarrant Masters of Sex. Et très rapidement j’ai décidé que je ne tenterai pas d’en apprendre plus par mes propres moyens. Qui veut connaître la fin d’une histoire quand de nombreuses semaines, plusieurs mois, au moins deux années, seront consacrés à évoluer avec elle ? C’est comme courir après un spoiler et ensuite se plaindre qu’on connaissait la fin ; contrairement à nombre de séries historiques, Masters of Sex raconte un morceau d’Histoire sur lequel pas une page de nos livres d’écoliers n’a été écrite. Un pari risqué à l’heure où même The CW s’essaye au biopic en costumes, mais une invitation à découvrir l’inconnu tout en explorant notre passé, aussi. J’ai rapidement eu le sentiment que les deux protagonistes finiraient ensemble à un moment (et à vrai dire, le jeu de mots du titre nous y encourage), mais je n’ai rien fait pour le confirmer ou l’infirmer, j’ai voulu laisser la série nous raconter son épopée, à sa façon.
C’est quand on laisse à Masters of Sex la possibilité de surprendre qu’on en apprécie le mieux l’écriture, d’ailleurs. En dehors de quelques rapides petites facilités (écartées tout aussi prestement qu’elles ont été tentées), la saison offre avant tout la possibilité aux scénaristes de nous surprendre. Quand bien même j’avais la conviction que Masters et Johnson allaient se rapprocher, chaque fois que cela semblait être engagé, l’intrigue évitait de tomber dans les lieux communs. Non qu’on danse l’absurde valse du will-they-won’t-they, mais plutôt que, quoi que les auteurs aient décidé de nous dire sur ces deux personnages lorsqu’ils sont ensemble, ils sont résolus à ne pas nous le dire comme une évidence prévisible. La différence est subtile, mais mettre le doigt dessus m’a aidé à apprécier les épisodes plus encore. Masters of Sex ne considère pas que la relation entre ses deux personnages principaux mérite d’être le centre de la série !
Et pourtant elle l’est. Ce fragile équilibre, je n’ai pas en tête beaucoup de séries qui ont su le trouver, et moins encore le conserver. La façon dont ces deux personnages se lient n’est pas une amitié, pas une romance, pas une relation de travail, et pourtant elle est aussi tout cela à la fois, de temps à autre.
Ce fil rouge n’est pas l’obsession de la série, étonnamment.
Cette simple incongruité montre combien Masters of Sex est libre dans sa façon d’aborder sa structure narrative. La série sait pertinemment comme les spectateurs que l’intrigue repose en grande partie sur les échanges entre ces deux a(i)mants opposés, mais n’a aucune envie de s’appesantir sur leurs interactions, et moins encore de nous offrir un suspense artificiel sur leur prochaine confrontation.
La première saison de Masters of Sex ajoute à cette première prouesse structurelle une autre : en-dehors de cette intrigue centrale (mais pas centrale, vous suivez ?), elle fonctionne systématiquement par arcs. Comme très rarement une série se l’autorise depuis ces dix dernières années, en fait ! Beaucoup de séries américaines, et les plus feuilletonnantes d’entre elles en particulier, semblent avoir tendance à utiliser les arcs comme une façon d’articuler la saison, comme des actes, des paliers, ou une gradation. L’idée est souvent de se fixer des mini-buts permettant de faire avancer les choses sans tout aborder de front, alors qu’on poursuit un but plus général. C’est la structure récurrente de beaucoup de saisons. Certaines autres séries se reposent sur des arcs par facilité, aussi, découpant en fait leur saison en plusieurs mini-saisons ne poursuivant pas un but unique ; pour des raisons évidentes, beaucoup de séries décrochant les « back nine » se retrouvent dans cette configuration pendant leur première saison (d’après mon expérience, Revenge a été l’un des cas les plus évidents d’une telle pratique ces dernières années).
Masters of Sex a une vision quasi-anthologique de ses arcs. Elle les aborde en sachant très bien ce qu’elle veut en tirer, et qu’elle va ensuite s’en débarrasser sans hésitation. Son objectif n’est pas de construire, par couches, la complexité de son intrigue centrale ; elle n’est pas non plus de s’étendre sur des personnages qui, une fois qu’ils se seront révélés dans toute leur complexité, offriront un final qui aura pris du sens.
Non, son but est plutôt d’aborder différentes questions, des problématiques variées, via des personnages dont elle dispose sans le moindre sentimentalisme. Certains d’entre eux seront brutalement kelleyrisés (je pense par exemple à la mère de Bill Masters). D’autres reviendront, mais uniquement pour aborder une question différente, pas du tout pour revenir sur leur histoire à eux. Ce qui importe à Masters of Sex avec cette panoplie de visages et d’expériences, c’est de parler de sexe et d’amour sous différents angles, éventuellement à une époque donnée. Pas de nous inviter à nous lier à Lilian, Margaret ou Ethan ; cela se produit, et ô combien, mais c’est un produit dérivé du but que poursuit la saison. Une sorte de dommage collatéral que la série, parce qu’elle veut dépeindre des humains et non des clichés, embrasse, mais n’encourage pas spécialement.
Je crois que la disparition régulière de personnages, avec leurs intrigues, n’aura pas choqué beaucoup les spectateurs de Masters of Sex ; je ne l’ai jamais ressenti comme un manquement en tout cas. En fait, j’ai employé le terme « kelleyrisé » à tort : ce néologisme est plutôt connoté de façon négative, quand Masters of Sex conduit très bien sa petite expérience humaine à partir d’un patchwork de vécus, sans jamais froisser celui qui regarde cette combinaison mouvante d’histoires.
Grâce à cette palette riche de personnages, en plus de ses deux protagonistes principaux, les scénaristes de la série auront ainsi l’occasion d’aborder un inventaire à la Prévert de questions touchant de près ou de loin à la sexualité : le mariage, le divorce, la fidélité, l’adultère, l’homosexualité masculine, l’homosexualité féminine, l’abstinence, le désir, l’apprentissage sexuel, le plaisir, l’impuissance, la liberté sexuelle, la virginité, la masturbation, la paternité, la maternité, la grossesse, la fausse couche, la stérilité, la procréation assistée, l’avortement, le viol, la prostitution, la sexualité des adultes d’âge mûr, la sexualité des jeunes adultes, la contraception, le fonctionnement du corps, le rapport à notre propre corps et notamment sa nudité, la maladie… et certaines intrigues vont aborder la même problématique à quelques épisodes d’écart et sous des aspects différents ! A cela encore faut-il ajouter des problématiques autour de la science, de l’académisme, de la violence domestique, du traumatisme, du racisme, de l’ambition personnelle, de la satisfaction intellectuelle, des différences de classe, du sexisme ou encore de peurs inhérentes à l’époque, comme la bombe atomique. Et j’en oublie, c’est sûr.
En douze épisodes, imaginez un peu !
Sans avoir l’air de se presser, avec l’impression de ne faire aucun effort visible pour offrir pareil condensé en moins de 12h de télévision, Masters of Sex aura mis énormément de signification dans ses multiples intrigues. Ses arcs ne sont pas un accident heureux de fabrication, mais une volonté nette de dire beaucoup, beaucoup de choses sur le sexe, et sur la façon dont il est perçu et vécu au sein d’une société donnée.
Et le plus fou, c’est qu’au terme de cette première saison, il ne fait pas le moindre doute dans mon esprit que la prochaine saison trouvera encore énormément à dire !
Alors, on pourrait se demander comment Masters of Sex accomplit ce tour de magie, surtout maintenant que je vous ai dit que la série n’hésitait pas à traiter ses personnages comme éminemment jetables, quand bien même ils sont au générique et semblent avoir tant d’investissement dans l’intrigue centrale, comme Libby Masters.
C’est un autre tour de magie qu’exécute la série : ses personnages sont absolument magnifiques de bout en bout. Il faut pour cela saluer à la fois l’écriture finement ciselée de la série, mais ça je crois que vous l’aviez compris à présent, mais aussi accorder tout le respect possible aux interprètes. Peu de séries peuvent se vanter d’avoir un cast aussi parfait de bout en bout. Je ne vous dis pas ça souvent (de mémoire, j’ai dû l’évoquer pour The Slap et peut-être une ou deux autres), mais dans Masters of Sex, tout le monde n’est que perfection.
Au point qu’en-dehors d’une citation intégrale de la liste sur IMDb, je ne sais pas comment vous indiquer tous les acteurs qui se sont surpassés pendant cette saison.
Oh bien-sûr, j’ai mes préférés, parce qu’ils m’ont touchée, parce que les problématiques de leur personnage ont semblé me concerner, parce que j’avais pour eux depuis longtemps une tendresse secrète (oh, Julianne Nicholson, où sont passés mes vieilles VHS des Mediums ou le pilote de Presidio Med !). Les raisons ne manquent pas, et vous avez sûrement les vôtres.
Ce sont généralement des exercices d’équilibriste qui ont été confiés à tout ce petit monde. Car dans une série où un personnage a très rarement plus de trois épisodes pour étayer son intrigue, parfois moins, trouver le ton juste tout de suite est impératif. Là où des gens comme la lumineuse Lizzy Caplan ou l’austère Michael Sheen avaient tout le temps du monde pour apporter de petites touches correctives au portrait, il y avait les Teddy Sears, les Beau Bridges, les Annaleigh Ashford, qui devaient tout donner, tout de suite.
Difficile de ne pas être impressionné par la façon dont tout le monde délivre immédiatement ce qui est attendu de lui pour comprendre ce qui se passe, mais aussi, simultanément, pourquoi cela se passe ainsi et comment chaque protagonistes perçoit l’action. Le travail accompli en une scène, parfois en un plan, extirpe au spectateur plus d’un juron admiratif, d’autant plus quand l’acteur n’est là qu’en second lieu pour aider un autre à accomplir la difficile mission de son arc, comme Finn Wintrock sur l’homosexualité du personnage incarné par Beau Bridges ; ou, pire, quand il s’agit d’agir comme révélateur dans l’intrigue furtive d’un personnage central, comme c’est le cas pour Ann Dowd dans la peau de la mère de Bill Masters.
J’avais prévenu qu’il y aurait du sérieux name-dropping, mais prenez des notes, une grande partie de ces acteurs méritent amplement notre attention en-dehors de Masters of Sex et ne l’ont pas toujours (ou pas encore) eue.
Difficile de ne pas être frappé, par exemple, par l’efficacité de Julianne Nicholson lorsque, d’un regard à la fois froid et désorienté, elle essaye de comprendre, à travers l’écran de son esprit cartésien et son mur de souffrance, les touches d’humanité et les leçons de louvoyage de son interlocutrice. Par certains moments, il semble que jusqu’à la couleur d’yeux de l’actrice participe à l’émotion de l’instant, dans sa couleur un peu déteinte et pourtant perçante.
Quand à l’extrême subtilité du jeu d’Allison Janney, si elle ne surprendra personne qui la connaisse et la suive depuis ses coups de génie dans A la Maison Blanche (ou même avant ?), elle force néanmoins le respect à plusieurs reprises. On en vient à souhaiter l’annulation de Mom… je veux dire, pour une raison supplémentaire… pour que Janney intègre le cast à temps plein. On sait que les scénaristes n’en feront rien, eu égard à la structure même de Masters of Sex qui ne le permet pas, mais non d’un chien, il y a des embauches qui se perdent.
A noter que je voulais insérer ici un paragraphe entier sur la façon dont les questions soulevées par Janney rejoignent, avec The Good Wife, les rangs encore très éclaircis des séries parlant d’amour et de sexe après 40 ans. Merci pour ces deux fictions et les quelques autres dont les noms m’échappent pour le moment, mais, mon Dieu, il faut que je m’arrête de parler parfois.
Le plus incroyable dans tout ça, c’est que Masters of Sex, bien que proposant de solides personnages masculins (il faut par exemple saluer la persistance de Nicholas D’Agosto à proposer un personnage à la fois plein de fraîcheur naïve, et plutôt complexe dans ses réactions et désirs), possède un éventail de personnages féminins d’une richesse rarement égalée. En allant consulter Wikipedia, j’ai enfin compris pourquoi. J’aurais dû le deviner.
La majorité des scénaristes de Masters of Sex sont des femmes ! Alors vous me pardonnerez ce petit intermède, mais quand même, depuis le temps qu’on dit qu’il est nécessaire qu’il y ait plus de femmes dans les writer’s rooms, on voit le résultat quand ça se produit. Absolument chaque personnage féminin, jusqu’au plus anodin comme Jane, échappe à tout stéréotype, cliché ou enfonçage de porte ouverte. Sans aucune hésitation, les personnages féminins de Masters of Sex sont les plus nombreux, les plus denses, les plus riches, les plus incroyables. Eh, une fois de temps en temps, on va pas s’excuser d’inverser la tendance !
On n’a pas assez de mains pour compter toutes les choses formidables que dit Masters of Sex sur ces femmes. Sur leur vie, leur réalité ; tant de choses que peu de séries disent, quelle que soit l’époque à laquelle elles placent leur intrigue.
Masters of Sex s’avère aussi très intéressée par des problématiques plus générales sur la condition de la femme, et le féminisme en général. C’est un corollaire, je suppose, de la répartition par genre de sa writer’s room.
De la part d’une série, c’est suffisamment rare pour être souligné ; mais venant d’une série historique, où il est si facile de se réfugier derrière les rôles genrés de l’époque pour ne pas les interroger, voire pour les préserver bêtement (I’m looking at you, Mob City), il faut vraiment le saluer. Je ne regarde pas Mad Men (non que je lui sois défavorable, d’ailleurs, mais c’est une autre réflexion pour un autre jour) et je la crois capable d’avoir abordé plusieurs de ces sujets sur un mode similaire, mais il ne me semble pas, malgré ma claire lacune sur la série d’AMC, qu’il soit possible de traiter ces sujets comme Masters of Sex le fait, et surtout, pas en aussi grand nombre. Elle ne le fait pas, non plus, en passant ; en se disant que tiens, on va glisser une petite remarque ici, un silence lourd de sous-entendus là. Masters of Sex porte son féminisme comme une médaille d’honneur et n’a pas peur de faire tourner plusieurs intrigues autour de questions ostensiblement féministes, d’aller à l’explicitation voire l’affrontement sur des sujets pourtant complexes tels que les mécanismes patriarcaux de l’administration hospitalière, par exemple.
Le plus incroyable étant que la série ne cherche jamais la simplification, comptant sur l’intelligence des spectateurs pour pousser la réflexion plus loin, de son côté.
Dans son marathon exaltant pour discuter de ses sujets dans toute leur complexité et toute leur diversité, Masters of Sex n’a pas le temps de jouer les vulgarisateurs. C’est là encore une qualité rare, en particulier dans le domaine du féminisme où si souvent, les néophytes et les opposants exigent qu’on explique, encore et encore, les concepts, les réflexions et les mécanismes observés, quand il ne s’agit pas de justifier du féminisme tout court (voir aussi : loi de Lewis). Mais Masters of Sex part du principe que nous sommes suffisamment autonomes et intelligents pour faire ça tout seul comme des grands ; c’est un pari que peu de séries prennent, craignant de perdre des spectateurs dans la bataille. Peut-être trouve-t-on d’ailleurs, logée dans ce parti-pris, l’explication de la densité de cette première saison ; peut-être que les scénaristes pensaient que ce serait là leur seule saison.
Le nombre de concepts féministes que Masters of Sex va aborder, voire même citer ouvertement, les courants, les idées, les sujets, est proprement hallucinant. D’une façon générale, elle n’a absolument pas peur de se frotter aux abstractions et de les discuter par le biais de ses protagonistes.
Traiter Freud, par exemple, et la façon dont, en tant que fiction féministe, la série réceptionne ses idées sur la sexualité, est par exemple d’une grande rareté. Combien de séries connaissez-vous qui utilisent, et sans en faire un gag, les mots « penis envy » ?
Et que dire des petites intrigues de quelques minutes, étudiées au détour d’un dialogue ou d’une question totalement secondaire, sur les problèmes et questionnements gynécologiques des femmes, à plus forte raison à une période où seuls les hommes étaient détenteurs de la médecine spécialisée ? Quand quelques phrases suffisent à interroger le spectateur sur son rapport à la place des femmes, dans la société comme dans un lit, difficile de ne pas utiliser le terme génie en complément du terme féministe.
Mais en réalité, c’est, bien qu’il me soit personnellement important, un cas particulier d’une autre grande qualité de cette première saison de Masters of Sex. Son intelligence décomplexée ; à une époque où les choses décomplexées sont souvent peu positives, cet hymne perpétuel au domaine de l’intellect, de la pensée et de la recherche, est une bouffée d’air frais. C’est même libérateur !
Masters of Sex parle de sexe, c’est un fait, et c’est quelque chose que, vous l’aurez sûrement remarqué, fins observateurs que vous êtes, elle ne se cache pas de faire. Mais il n’y a aucune gratuité à cela, pas une seule fois, pas dans l’ombre du commencement d’une scène ; parce que la série ambitionne de faire précisément ce que ses personnages font : questionner l’inconnu ainsi que nos certitudes.
Ce n’est pas uniquement une série qui nous est offerte ici, c’est un véritable cheminement intellectuel. Sociologiquement et scientifiquement, Masters of Sex apprend à son spectateur des choses nouvelles chaque semaine, y compris à s’interroger sur des sujets qu’il tenait peut-être pour acquis. Rarement vu une série aussi intéressée par son thème qu’ici !
C’est-à-dire que son intrigue sur la recherche académique de ses deux protagonistes principaux n’est, elle-même, pas gratuite non plus. Ce n’est pas une excuse pour obliger les personnages à collaborer ensemble. Ce n’est pas une excuse pour montrer des gens qui copulent (ces quelques séquences sont au contraire, bien souvent, d’une sobriété inouïe, à plus forte raison sur le câble US). Ce n’est même pas une excuse pour aborder la question de la sexualité.
C’est un art de vivre, presque sa raison d’être.
Alors après, peut-être que je n’ai pas vu les bonnes séries. Peut-être que j’ai manqué celle qui a devancé, surpassé Masters of Sex dans ce domaine. Je suis ravie de prendre vos recommandations en commentaires. Mais en ce qui me concerne, c’est la première fois que je vois une série aussi attentive à décrire le procédé intellectuel qui dirige à la fois ses personnages… et ses auteurs.
Comment ne pas penser à toutes les recherches qui ont été nécessaires en amont pour produire la somme de connaissances essaimée dans les épisodes de la série ? Comment ne pas se laisser retomber au fond de son siège pour songer à toutes les réflexions qui ont été celles des scénaristes afin de décortiquer les échanges passionnés entre Masters et Johnson sur leur prochaine question, leur prochaine expérience, leur prochaine conclusion ? Masters of Sex, sans avoir la prétention de faire de nous des chercheurs en sexologie, a au moins l’ambition de titiller notre intellect, caresser notre matière grise, lutiner notre curiosité. Et là encore, le fait sans faux-semblant, sans excuse, sans retenue.
Alors, Masters of Sex, une œuvre hautement intellectuelle ? Oui, et pourtant, un grand moment d’émotion et de défi affectif.
Pour moi en tous cas, ce fut un challenge. Dés que j’ai commencé à pressentir ce qui se passait dans la tête de Bill Masters, je suis obligée de reconnaître que le visionnage m’est devenu très difficile. Ça s’est passé très tôt, à vrai dire, parce que non seulement cette intrigue est abordée sans ambages dés le début de la saison (plutôt que de nous laisser mariner et nous demander ce qui cloche chez cet étrange type), mais aussi parce que Masters of Sex parvient à brillamment dépeindre la manifestation du stress post-traumatique, et du traumatisme en général.
J’ai passé la majeure partie de la saison à découper les épisodes par quart d’heure, ce qui va à l’encontre de toute ma pratique téléphagique habituelle, laquelle privilégie le visionnage d’un épisode en un seul tenant (même pour les films, que je regarde peu en comparaison, et ne tiens certainement pas en aussi haute estime, j’essaye d’éviter le fractionnement). Mais là c’était une question de survie.
Pour les victimes dans l’enfance, il faudrait apposer la mention « trigger warning » en début d’épisode la majorité du temps. C’est parfois bien vu, mais c’est généralement insoutenable aussi (emphase sur le « aussi », ces deux éléments ne se contredisent jamais).
Le traumatisme de Bill Masters est, peut-on supposer, ce qui dirige sa vie et surtout, ses recherches… quoiqu’il confonde souvent l’un et l’autre. Cela peut être vu comme un problème de la série, car cela aboutit à une simplification du personnage et non à une façon de le rendre plus complexe et intéressant ; l’argument s’entend dans la discussion sur les personnages de Masters of Sex, où le seul protagoniste explicitement mentionné dans le titre de la série n’est pas forcément le mieux écrit (mais mon esprit revanchard me dit que c’est une compensation pour toutes les Saga Norén et les Carrie Mathison que nous avons vues jusque là, qui se caractérisent plus par leur trouble mental que quoi que ce soit d’autre).
Personnage et intrigue sont, dans ce cas précis (et à rebours de tout le reste de Masters of Sex) essentiellement bâtis sur le non-dit et même le mensonge. Cela peut également être vu comme une discordance ou un défaut, par comparaison. Là encore l’argument a sa place dans une discussion sur la série.
Et pour finir, la façon dont plus ou moins implicitement (selon les épisodes), la série associe ce traumatisme d’enfance aux questions autour de la sexualité, ou absence de, est perturbant, et sans aucun doute réducteur. De la même façon que trop nombreuses sont les fictions liant victimes de l’enfance à l’usage de substances plus ou moins légales, il y a sûrement beaucoup à dire sur la façon dont Masters of Sex semble utiliser l’un des fondements de la personnalité de Bill Masters pour en soutenir un autre sans faire preuve de beaucoup de nuance. C’est, également, une discussion qui mérite d’être tenue. Je vous laisse l’avoir avec vous-même et en commentaires, car je n’ai déjà que trop parlé.
Mais cela n’enlève rien à la justesse de cet axe, pour pauvre que soient les autres lorsqu’il s’agit de Bill Masters. Ce que Masters of Sex discute sur le parcours d’une victime dans l’enfance est important, et rarement exploité à la télévision dans pareil détail.
Des séries comme Titus, par exemple, en ont fait leur cheval de bataille, mais avec un ton bien différent vous en conviendrez. Sans l’humour pour agir comme airbag, l’intrigue n’en est que plus insoutenable à regarder, d’ailleurs. J’admire cette démarche qui est osée, dans son genre. Je l’admire mais la crains et ai appris à la redouter, un peu malgré moi, au fil des visionnages. Impossible de lui rester indifférente.
Masters of Sex a l’intelligence de donner cette intrigue au personnage le moins bavard (que ce soit la cause ou la conséquence de l’intérêt de cette intrigue est laissé à votre entière appréciation) et donc de ne pas lui donner l’occasion de s’épancher en considérations rétroactives sur ce qu’il a vécu. C’est bien vu. Les personnages les plus expansifs sont… tous les autres dans son entourage. De son épouse, effrayée sans en connaître vraiment la cause, qui pose de nombreuses questions, à sa mère, dont la jovialité de façade cache à la fois la culpabilité et le désir de mettre les choses derrière soi. Et en abordant le ressenti de Masters en creux, Masters of Sex dit combien, finalement, ce sont ceux qui en parlent le moins qui en souffrent le plus. Et du coup, combien certaines choses ne peuvent pas, jamais totalement, être reléguées au passé. Quoiqu’on pense de la façon dont ce sujet s’intègre dans le reste de la mission de Masters of Sex, il est en tous cas formidablement bien traité.
Pour toutes ces raisons, et quelques autres que je vous épargne parce que vous avez commencé à lire cet article le 31 décembre 2013 et l’avez finalement achevé un matin de février 2015, Masters of Sex est la série la plus importante de l’année écoulée, au moins à mes yeux. Elle a accompli de nombreux tours de force avec une apparence facilité qui m’a complètement désarçonnée, a discuté de choses complexes, de concepts abstraits, de réalités cruelles, sans jamais reculer devant l’ampleur de la tâche ni sa difficulté. Elle a abordé des choses dures voire insoutenables sans jamais s’excuser de nous avoir emmené sur des chemins plongés dans les ténèbres.
Elle a eu ses défauts, sans aucun doute. Comme une liste interminable de séries historiques avant elle, elle n’a pas su se confronter durablement à la question qu’elle traite autrement qu’en parlant de personnages blancs, par exemple, ou alors uniquement en creux ou au détour d’une scène de 30 secondes. Elle s’est montrée proprement incapable de se ménager des moments innocents et légers, créant parfois des moments d’étouffement (vous ne pensiez quand même pas que la densité de ses thèmes n’aurait aucun inconvénient ?). Et elle a aussi fourni un générique qui n’aurait pas pu être moins représentatif de son âme.
Tout cela n’est pas grave. Parce que Masters of Sex m’a offert tout ce qui était proprice à me tenir rivée à mon écran, pendant douze semaines consécutives. La série aura été le parfait résumé de cette année qui a été pour moi celle de la poursuite d’objectifs intellectuels, celle de la réflexion féministe, celle, aussi, de la confrontation de mes démons passés. En cela, Masters of Sex semblait taillée pour moi et il est clair qu’elle ne conviendra pas à tout le monde, ou pas sur tous les aspects.
Mais je ne pense pas, je ne peux imaginer, que qui ce soit démarrant Masters of Sex vienne à le regretter.
Et sur ce, les amis, je rends les armes pour 2013.
Je vous souhaite à tous une excellente nouvelle année, avec une foule de bonnes choses sur un plan personnel, mais aussi, bien-sûr, des séries qui, pour 52 nouvelles semaines, nous offriront de nouveaux challenges artistiques, intellectuels et émotionnels. C’est tout le mal que je vous souhaite. Bon, peut-être pas toutes autant que Masters of Sex, il faut savoir raison garder… mais presque !
Bien des choses à chacun d’entre vous, et rendez-vous demain pour notre première rencontre avec 2014.
Excellente review de cette saison, Ton ressenti y transparaît véritablement, ainsi que toutes les qualités de cette série!
J’en profite pour t’adresser mes meilleurs voeux pour cette année 2014, que ce soit au niveau pro, personnel, et en tant que sériephile! Ton année n’a pas été des plus facile, mais tu sembles réussir à remonter peu à peu la pente, et j’espère que cela continuera sur cette bonne lancée en 2014!