« Soyez fier d’être bousillé, soyez fier… Ne soyez pas TROP fier, comme moi. Une fois je me suis disputé avec un mec dans un bar, j’ai parié $50 que j’étais plus dysfonctionnel qu’il ne l’était… il m’a violé. Alors je lui ai filé un pourboire ; j’ai l’esprit de compétition. »
Christopher Titus – Norman Rockwell is bleeding
J’ai appris un terme il y a environ trois mois, lorsque j’ai entamé ma nouvelle thérapie. Rien de très technique, et rien de bien difficile à prononcer (surtout quand on considère que je manie les titres de séries turques ou coréennes à intervalles réguliers). Ce terme est : « victime dans l’enfance ». C’est un terme, avec ses variations (…victime de quoi), qui permet à ceux qui ont eu une enfance que je qualifierai d’à la con de caractériser ce qu’ils ont vécu sans utiliser le terme « victime » comme les définissant aujourd’hui, mais plutôt comme définissant une partie de leur parcours, sans pour autant nier la violence de leur expérience ni le traumatisme subi.
A de nombreuses reprises, parfois sans tout de suite le savoir, j’ai rencontré de nombreuses « victimes dans l’enfance ». Une amie qui m’en a parlé autour d’un verre peu de temps après notre rencontre, une autre qui a fini par me le raconter alors que nous ne nous étions plus parlé pendant 10 ans, un autre encore qui s’en est progressivement ouvert à moi (peut-être devant mon insistance à ne plus taire cette partie-là de ma vie), et ainsi de suite…
A chacun son processus, à chacun son rythme ; à chacun son traumatisme, il faut dire. Et pourtant, nous avons tous quelque chose en commun. Un trait de caractère, quasiment. Quelque chose que j’ai entendu, sous une forme ou une autre, dans des conversations avec absolument chacun de mes interlocuteurs « victimes dans l’enfance ».
De la fierté.
Cela peut sembler absurde si ce n’est offensant. Tirer de la fierté des horreurs expérimentées à un âge où nous étions en position de victime, généralement passives devant la violence quelle qu’ait été sa forme, est même parfois un peu gênant à observer, quand bien même je le ressens moi-même régulièrement. Que la cause de notre condition de « victime dans l’enfance » ait été psychologique, physique ou sexuelle, vient toujours un moment où nous sortons une phrase variant autour de l’idée que, « au moins, moi je ».
Avoir été des victimes il y a 10, 15, 20 ans nous emplit d’un sentiment étrange d’exception. Et effectivement, Dieu merci, nous sommes statistiquement des exceptions et non la norme ! Mais nous en tirons une impression diffuse de supériorité, parce que nous avons survécu à nos violences, aux exactions et aux traumatismes, et que nous nous considérons plus forts, mais aussi, voire même surtout, plus intelligents.
Comme elle est facile à venir, entre « victimes dans l’enfance », cette condescendance envers le péquin moyen qui n’a pas connu la violence ! Nous aimons penser que nous pensions plus et mieux que lui. Que nous sommes plus à même d’être des intellectuels ou des artistes. Que nous avons du recul sur le monde et la vie. En tant que « victimes dans l’enfance », nous nous traînons généralement un paquet de séquelles d’ordres divers, généralement invalidantes socialement, et nous savons pertinemment que beaucoup de choses nous mettent « en retard » ou au moins en retrait de la norme, par exemple dans le domaine affectif, ou le domaine amoureux. Mais nous sommes convaincus que nos expériences nous ont aussi enrichi.
Il nous est vital, sans doute, d’imaginer que les choses fonctionnent par vases communicants. Notre psychisme, sans doute, s’est construit aussi autour de l’idée d’un « mal pour un bien », et que toute larme ou sang versés correspond à quelque chose que nous aurions gagné par ailleurs. Dans des séquences extrêmes de notre enfance, nous raccrocher à cette pensée permettait notre survie, si ce n’est physique, au moins psychologique. Attendre que la crise retombe et que la violence cesse exige qu’on se raccroche à une autre idée d’élévation.
Cela participe aussi d’une espèce de justice cosmique que de se dire que, bon, on en a bavé, mais ça nous a apporté quelque chose. Si cela avait été le contraire (dans le vocabulaire de mes thérapies, j’utilise fréquemment et par réflexe les termes « les gens » ou « les autres » comme une masse représentant la normalité, c’est-à-dire ceux qui ont eu une enfance sans violences), nous serions diminués. Nous voulons imaginer que malgré tout, nous avons accédé à une espèce de 6e sens dont le commun des mortels est privé – il ne peut quand même pas tout avoir. Déjà que.
Beaucoup de « victimes dans l’enfance » que j’ai rencontrées ont développé ce système de valeurs. Cette impression d’être exceptionnel, sans même aller jusqu’à dire meilleur, est un mécanisme de défense comme un autre, mais il est fréquent.
Il y a trois mois, j’ai donc commencé une nouvelle thérapie avec une spécialiste des « victimes dans l’enfance ». La phrase qu’elle répète sûrement le plus souvent est : « oui, c’est courant dans votre genre de cas ».
Les premières fois, réflexe de « victime dans l’enfance » je suppose, j’ai eu un petit mouvement de recul. Je le ressentais comme une forme d’affront, finalement. Comment, je n’étais pas unique ? Mais ! J’ai été « victime dans l’enfance », ça m’a forcément apporté quelque chose de plus que quelqu’un qui a eu une enfance heureuse ! Et puis, avec le temps et la confiance, j’ai fini par lui demander la raison pour laquelle elle me le disait si facilement et si régulièrement. Elle m’a répondu : « parce que ça fait du bien de savoir que vous n’êtes pas la seule, que c’est quelque chose que j’ai vu, que je sais traiter ».
Cela ne m’avait jamais frappé. Quand deux « victimes dans l’enfance » se rencontrent et parlent (rarement plus, sauf groupe de parole à cet effet), elles s’emmurent dans la spécificité de leur parcours, dans le caractère exceptionnel de leur traumatisme, dans l’écart de la norme que constitue leur petit complexe de supériorité cher payé. Elles sont entre elles, elles se comprennent. Penser qu’on est différent, qu’on est unique, ne fonctionne pas en groupe de semblables, de toute évidence. Mais en se confortant mutuellement dans l’idée de leur différence, la main sur un verre aux glaçons fondus ou le regard perdu dans le décor d’une ruelle déserte, elles écartent aussi, facilement, cette possibilité que, si l’on n’est pas seul dans ce cas, si notre impression d’avoir développé un étrange superpouvoir intérieur (et comme par hasard invisible) est unique, il y a une façon d’aller mieux.
Rentrer dans la norme fait peur aux « victimes dans l’enfance ». Cela sonne comme la promesse de perdre ce qui nous distingue de la masse des « gens », des « autres. Mais en prenant conscience que les méthodes existent pour nous guider vers un avenir meilleur, j’ai réalisé que se sentir « unique » est une forme de refuge sécurisant qui n’a pas lieu d’être autre que transitoire…