Depuis quelques années maintenant, l’industrie télévisuelle espagnole se remet en question.
Mais contrairement à la France, où la remise en cause du modèle (et par là même de la qualité des productions) est une interrogation quasi-permanente, il ne s’agit pas de se demander ce que vaut la fiction espagnole. Si la question est parfois posée dans les médias (où comme partout, on se compare parfois aux copains), elle n’y est pas omniprésente. La télévision espagnole est au contraire plutôt satisfaite de ses méthodes, son fonctionnement et, dans l’ensemble, ses résultats.
En tous cas l’industrie y est en relativement bonne santé, et on ne se complait pas dans la flagellation : on est trop occupés, peut-être.
La télévision espagnole a le luxe de ne se poser que des questions d’argent. Elle a résolu l’essentiel des autres problèmes.
Mais avec la crise, ce problème n’est pas mineur. En 2012, les recettes publicitaires à la télévision espagnole avaient baissé de 19% ; pendant le premier semestre 2013, elles ont baissé de 12,8% supplémentaires. Les chaînes ont de moins en moins de budget à investir dans leurs fictions, ce qui entraine un cercle vicieux, et résultat : la télévision espagnole a besoin de sous.
L’exemple le plus frappant est celui de la télévision publique. Je vous parle depuis un bout de temps maintenant des problèmes de RTVE : on a pu voir comment des décisions financières avaient manqué de faire passer la chaîne à côté de grands succès, et ainsi alimenter le cercle vicieux.
Pour ceux qui ont loupé le début (ou qui ont la flemme de consulter les tags ; your loss), il suffit de mentionner le cas d’Isabel.
La série historique est commandée pendant l’été 2010, et son tournage commence au début de l’année 2011… avec déjà quelques mois de retard sur le planning initialement annoncé, en raison des négociations autour du budget. L’idée était de produire ce biopic à temps pour un lancement à l’automne 2011. L’Espagne connaissait alors une vague de succès, en primetime comme en daytime, grâce aux séries historiques, avec notamment des réussites critiques ET publiques comme Águila Roja, Tierra de Lobos, et Hispania entre autres. Les séries historiques appartiennent à l’une des deux « modes » télévisuelles qui attirent les spectateurs en masse à ce moment-là (avec les séries fantastiques, avec El Internado en tête), et, bien que connaissant quelques échecs, tout le monde lance de nouveaux projets historiques, chaque maison de production ayant au minimum un à deux projets dans les tuyaux. La 1 semble ne pas pouvoir se tromper avec ce projet sur la reine Isabelle de Castille. Bref, c’est une bonne idée. Le tournage d’Isabel, mi reina (son titre initial) se poursuit jusqu’au début de l’année 2012, avec une chaîne publique qui a commencé assez tôt à faire la promotion de ce qui est certainement son projet le plus prometteur.
Mais c’est là que les choses se compliquent. Etranglée par les réductions budgétaires imposées par le Gouvernement en pleine crise financière, RTVE n’a pas l’argent suffisant pour payer la livraison des épisodes de la série. Les pertes occasionnées par le recul des annonceurs aggravent le problème : l’audiovisuel public espagnol a perdu 29 millions d’euros pendant l’année 2011. La société de production DiagonalTV, qui lui fournit Isabel, se transforme alors en créancier mécontent. Pire encore : la série, conçue comme une fresque retraçant toute la vie de la reine, était supposée durer plusieurs saisons, de façon à couvrir les différents évènements historiques ; mais étant donné qu’il est si difficile à RTVE de payer la première saison, DiagonalTV considère que la saison 2 n’aura pas lieu, et entreprend de démonter les décors pendant l’été 2012 afin de ne plus avoir à les entretenir. Le sort de la série semble scellé et, pendant ce temps, les 13 épisodes de la première saison dorment toujours dans des cartons, bloqués par les problèmes financiers. Seul le pilote a pu être vu par une (infime) partie du public, projeté dans des festivals où il est, d’ailleurs, extrêmement bien reçu.
Finalement, les choses se débloquent et La 1 finit par pouvoir diffuser Isabel à l’automne 2012. Et là… succès épatant. Dés la diffusion de son premier épisode, Isabel devient instantanément leader de la soirée. Tout ça alors qu’au même moment, il devient de plus en plus difficile pour une série historique de trouver son public, comme en témoignent les affres rencontrées par Imperium, le spin-off de Hispania lancé à la même période. Du coup, RTVE refait ses calculs d’apothicaire, et s’arrange pour tout de même commander une saison 2 à DiagonalTV (…qui doit alors reconstruire tous les décors).
Des audiences excellentes et un positionnement de leader dans les soirées de la chaîne publique : des privilèges auquel Isabel ne sera contrainte de commencer à renoncer qu’à l’automne 2013, face à El tiempo entre costuras (une autre série historique !) qui captive 25,5% du public espagnol pour son lancement.
Pendant tout cet imbroglio, le sort d’Isabel est compliqué par le fait que RTVE tente de prioriser ses investissements, et a plusieurs autres séries et projets également dans la panade.
La production d’Águila Roja, son plus grand succès, est également pénalisée, par exemple, alors qu’il serait tellement idéal de pouvoir surfer sur le succès d’Águila Roja: la película, le film qui remplit les salles de cinéma en 2011. Comment ne pas plomber ce qui fonctionne déjà ? Comment continuer à investir dans le futur ? A ce moment-là, RTVE est bloquée sur la plupart de ses fictions.
Certaines séries en prendront leur partie : le drama historique Amar en tiempos revueltos est un grand succès, également produit par DiagonalTV, et mis en stase par le groupe public. DiagonalTV décide alors de rompre son contrat de production avec RTVE, et propose à la concurrence (la chaîne privée Antena3 plus précisément) un spin-off de la série, qui deviendra Amar es para siempre. Cette dernière, actuellement dans sa 2e saison, fonctionne un peu moins bien que l’originale ; mais au moins, elle est à l’antenne.
Vous le voyez, les problèmes de liquidités ont des conséquences dramatiques sur la façon dont les chaînes peuvent poursuivre leur politique extrêmement dynamique d’investissement dans la fiction locale. Bien-sûr, les choses sont un peu plus compliquées, comme c’est souvent le cas, pour la télévision publique, par le fait qu’il s’agit du budget de l’Etat ; mais toutes les chaînes espagnoles se posent des questions similaires.
Telecinco a par exemple des soucis très voisins, à plus forte raison parce que ses dernières séries ne rencontrent que rarement le succès, rendant la chaîne plus frileuse encore pour ses nouveaux projets. Pire, la chaîne a eu du mal à commander une nouvelle saison à l’un de ses rares succès d’audience, Tierra de Lobos, pour le même genre de motifs financiers, et a vu ses audiences s’effondrer lorsqu’elle a finalement diffusé la saison 3 cet automne (les audiences de Tierra de Lobos remontent lentement depuis le season premiere, mais on est loin des résultats obtenus pendant les 2 premières saisons). Tout le monde en est là.
Alors quoi ? Qu’est-ce qu’on fait quand il n’y a pas d’argent ? On ne peut pas l’inventer.
Eh bien si. Car dans ce tableau un peu sombre, la télévision espagnole a trouvé de nouvelles façons de banquer sur ses fictions. Comment ? En misant sur le marché international. Depuis quelques années que cela dure, les sociétés de production ont bien compris que, pour aussi vif que soit le marché intérieur, il fallait regarder hors des frontières espagnoles pour trouver des façons de monétiser les productions existantes. Le modèle des co-productions n’a que rarement été retenu ; c’est par exemple le cas de Canal+ España avec Falcón. Ou alors, il a été cantonné aux co-productions de telenovelas avec des producteurs déjà influents dans ce domaine ; La Reina del Sur, un immense succès international, est dans ce cas. quelques autres projets s’essayent à la co-production, généralement par ambition financière démesurée, comme la série historique Alatriste, dont je vous parlais sur Twitter (là et là) co-produite notamment avec arte.
Le problème c’est que les sociétés de production espagnoles n’aiment pas trop abandonner de leur pouvoir sur leurs projets, alors qu’elles se débrouillent si bien toutes seules d’ordinaire (et après tout, la qualité de leurs productions est rarement remise en question, comme je le disais en préambule). Alors c’est essentiellement la vente de droits qui a leur préférence.
La vente de droits de diffusion, d’abord ; Gran Hotel a ainsi été vendue au Royaume-Uni (Sky Arts) ou en France (Téva), surfant, comme dans son pays natal, sur l’engouement autour de Downton Abbey avec lequel elle partage plusieurs similitudes. Les telenovelas nationales se sont dégoté un public tout trouvé déjà fort friand du genre : El Secreto de Puente Viejo a été vendue dans plusieurs pays d’outre-Atlantique, mais aussi en Italie. Et bien-sûr, il faut également mentionner le succès de Polseres Vermelles, bien qu’ayant pris de nombreux acteurs du marché par surprise.
La vente de droits d’adaptation, surtout. Ce qui n’était pas un business espagnol est devenue une jolie petite entreprise et, devinez quoi : celle-là ne connaît pas la crise. El Internado adaptée en France ou en Russie, Cuentame Como Paso transposée en Italie, au Portugal et au Chili, Física o Química transformée en telenovela par Telemundo aux USA, etc., et ce n’est pas fini. Actuellement, FremantleMedia développe en France une version de Con el culo al aire. Mais surtout, désormais l’Amérique anglophone s’y met aussi. On peut citer à nouveau Polseres Vermelles, particulièrement bon élève, un temps évoquée outre-Atlantique (on n’a plus trop de nouvelles ; en tous cas la série a déjà été adaptée en Italie avec prochainement Braccialetti Rossi). On se souvient qu’ABC Family avait tenté développé un pilote pour adapter La Pecera de Eva également. Ça n’avait rien donné, mais les networks n’ont pas abandonné l’Espagne : après le projet d’adaptation de Los Misterios de Laura pour NBC lancé cet été (sous le titre Mum Detective), les USA envisagent de mettre la main sur El tiempo entre costuras, pour l’adapter à son tour… Et comme chacun sait, un remake sur un network US anglophone, c’est le début de la gloire ! Demandez donc aux Scandinaves.
Désormais, l’Espagne veut faire partie des pays qui comptent sur l’échiquier international. Non seulement parce que c’est l’économie télévisuelle mondiale qui évolue vers ce type de modèle, mais surtout, parce qu’il en va de la survie de ses ambitions.