« In the end, we will remember not the words of our enemies, but the silence of our friends.«
Il est évidemment dans la nature de nombreux documentaires que d’aborder des sujets difficiles, douloureux et/ou gênants. Mais la mission que se fixe The Invisible War, à savoir parler en toute franchise du problème des violences sexuelles à l’intérieur de l’armée américaine, prend ici un double pari.
Car non seulement traiter un sujet comme le viol, dans tout média, a vite fait de basculer dans un extrême ou un autre (l’exagérément factuel contre l’extrêmement émouvant), mais en plus, on pourrait se demander en quoi un sujet aussi spécifique peut intéresser le grand public. Tous ces pièges, le documentaire va non seulement les éviter, mais également les discuter directement. Et prouver ainsi que les agressions sexuelles et viols au sein de l’armée américaine nous concernent tous, à bien des égards.
Et de s’attaquer à quelques uns des nombreux mythes et clichés sur le viol qui persistent dans toutes les couches de la société. Non, une personne n’est pas agressée parce qu’elle le cherchait d’une façon ou d’une autre. The Invisible War adresse, indirectement, la question du victim blaming ; en allant à la rencontre de victimes qui incarnaient, de par leur profession, le rempart ultime d’un pays contre toute forme de violence extérieure, le documentaire pose la question : si même des militaires peuvent être agressés et violés, n’y a-t-il pas un problème ? Sans prononcer les mots « culture du viol », le documentaire va déconstruire un grand nombre d’idées reçues, du fait que la force physique prémunit de toute violence sexuelle, au regard que portent des tiers sur ces agressions.
Même quand le documentaire avance sur des terrains mouvants, il explique toujours sa démarche. Par exemple, il fait le choix d’interroger également des hommes victimes de viol. La réaction viscérale qu’on a dans beaucoup de discussions sur les agressions sexuelles est souvent de se dire : mais pourquoi, dés qu’on parle de viol, qui statistiquement se produit bien plus sur les femmes, faut-il toujours que quelqu’un dise « les hommes aussi sont violés » ? Eh bien, dans le cas du contexte militaire, The Invisible War explique (par l’entremise de la psychiatre militaire Lauree Sutton, qui fait partie des professionnels intervenant dans le sujet) que « quand on aborde la question en termes de chiffres absolus, à cause de la proportion d’hommes qui sont présents dans des proportions bien plus grandes que les femmes dans l’armée, en fait, le nombre [de victimes masculines] est encore plus grand ». Bon moi je suis nulle en maths, je n’ai pas trop compris ce calcul, mais on peut reconnaître qu’en effet, ne pas présenter le viol au sein de l’armée comme un problème « de femmes » a une justification de contexte.
Le documentaire veut aussi insister sur une chose : il ne suffit pas de dépasser un incident (l’expression « to get over it » sera citée de nombreuses fois par les témoins) parce qu’on est un membre de l’armée : il faut que le traumatisme (car c’en est un et cela ne nous le sera rappelé en détails) soit pris en compte par la hiérarchie lorsqu’il se produit, et surtout, qu’il soit évité.
Les témoignages des victimes, lesquelles ont, pour leur grande majorité (je n’ai relevé qu’une seule exception explicite), quitté l’armée américaine, sont unanimes : l’armée en tant qu’institution ne sait pas gérer les conséquences d’un viol de l’une de ses recrues par une autre de ses recrues. Beaucoup sous-entendront ou même diront clairement : à la limite, le viol, aussi destructeur qu’il soit, c’est une chose ; mais la réaction de la hiérarchie (ou absence de), c’est insupportable.
En fait, non seulement les auteurs d’agressions sexuelles au sein de l’armée ne sont pas punis, bien souvent même pas poursuivis… mais les victimes, lorsqu’elles dénoncent, subissent une double peine. Outre leur traumatisme, il leur faut aussi faire face à l’hostilité de leurs collègues et supérieurs, et même, souvent, à des sanctions disciplinaires !
Si le documentariste Kirby Dick a pris le temps de compiler des heures et des heures de témoignages douloureux, ce n’est pas uniquement aux fins de nous émouvoir.
Il s’agit de faire comprendre de façon concrète que derrière ces personnes, il y a des chiffres (beaucoup d’autres réalisateurs auraient d’ailleurs procédé dans l’autre sens). Et ces chiffres dépeignent une réalité effrayante : sur les milliers d’agressions sexuelles déclarées dans les différents corps de l’armée américaine, une minorité seulement aboutissent à des peines d’emprisonnement. Pire encore, le laxisme de la hiérarchie militaire sur le sujet, et son refus de prendre des mesures concrètes, conduit à des statistiques effarantes : 15% des personnes entrant dans l’armée ont déjà commis une agression sexuelle ; alors que les auteurs de crimes sexuels ne représentent que 7% de la population civile ! The Invisible War veut exposer pourquoi l’organisation est une telle aubaine pour les pervers qui peuvent s’en donner à coeur joie dans une organisation qui les protège… toute ressemblance avec d’autres organisations également complaisantes avec les crimes sexuels n’est pas forcément fortuite, au passage.
Alors que fait l’armée contre cela ? The Invisible War va jusqu’au bout de son sujet et étudie la façon dont, institutionnellement, l’armée répond à cette situation, après deux décennies de scandales et de violences sexuelles révélées dans les médias. Et c’est la réaction de l’élue Carolyn Maloney qui dit le mieux comment l’armée a réagi : « Je suis au Congrès depuis 7 mandats, et à chaque mandat, on a eu des réunions avec le Department of Defense, et ils viennent, et ils nous confirment ‘on va être sérieux, on va s’en occuper, on va arrêter ça. Zéro tolérance.’ Mais la rhétorique ne devient jamais une réalité ».
L’initiative majeure de l’armée ? Créer un département, le Sexual Assault Prevention and Response Office, qui se charge de faire de la prévention. Et vous savez ce que c’est, la prévention ? Dire aux soldats femmes de ne pas se promener seule. The Invisible War, en mettant l’accent sur les interventions de professionnels confrontés à la réalité du viol dans l’armée, va déconstruire cette initiative dont on prend vite la mesure de son ridicule. Ce n’est, littéralement, qu’un vulgaire cache-sexe qui ne résout absolument rien du problème ! Il faut admettre que le passage dans lequel le Dr Kaye Whitley, qui dirigeait le bureau, est méchamment grillée par Kirby Dick, est à la fois jouissif et terrifiant. Whitley sera ensuite remplacée, mais aux demi-mesures de façade succèdent d’autres demi-mesures de façade…
The Invisible War n’a pas que des critiques à formuler, pourtant. D’abord, en nous montrant le combat juridique de plusieurs victimes qui ont mené leur affaire dans un recours collectif, mais aussi leur campagne auprès d’élus du Congrès capables de faire changer la législation. Mais devant la colère qui monte en regardant ce documentaire, on n’a plus vraiment envie d’attendre que des solutions se mettent en place et que dans quelques années, peut-être, le sort des victimes, hommes et femmes, de crimes sexuels au sein de l’armée puissent être pris en charge de façon convenable.
En dépit de ses quelques petits défauts (généralement une question de montage plus qu’autre chose, certains témoignages perdant en force lorsque le même témoin apparait à l’écran sans une larme alors qu’il s’était effondré à l’écran quelques secondes plus tôt ; des maladresses mineures, en somme), The Invisible War est un documentaire d’une grande force, qui, en soulignant un problème dans un milieu spécifique, nous parle des idées préconçues et des dysfonctionnement de toute notre société.
Voilà comment The Invisible War est devenu l’un des documentaires les plus primés de l’année 2012. Et à raison, par-dessus le marché.