Eh bien c’est pas trop tôt. On a enfin voté l’égalité, et cela ne nous aura pris que, quoi, allez, 200 heures de discussions ? Par là ? Sachant qu’une franche moitié de ces discussions, et c’est une estimation généreuse, consistait généralement à ressortir des raccourcis puants et des raisonnements simplificateurs. Oh ça va, hein, on a tous lu les arguments UMP, la plupart n’étaient même pas des arguments ; j’ai lu plus d’arguments « contre » sur la Toile que je n’en ai entendu dans l’hémicycle. Bref, on aura largement fait le tour du sujet, ça a pris des plombes, certains extrêmes se sont vus exacerbés, mais bon, on a franchi le cap et maintenant, on peut respirer un air… encore un peu vicié, c’est sûr, mais ça devrait progressivement s’arranger, en tous cas. C’était le but.
Alors oui, l’égalité a triomphé, tout ça, blablabla. Bon on va pas refaire le match, hein, on en a tous assez soupé. Et c’est pas de ça dont je voulais parler aujourd’hui.
Cela fait quatre années maintenant que je suis sur Twitter (enfin, bon, ça fera 4 ans en mai plus exactement), et je n’avais jamais vu autant de monde se passionner pour la politique. Je veux dire, si, oui, évidemment, mais pas la politique non-politicienne. Paradoxalement, c’était la politique politicienne qui agitait souvent Twitter : déclarations des uns, interventions des autres, sans parler des tweets de quelques politiques qui cherchent à se reconvertir dans le troll. Bref, jusque là, Twitter en tant qu’entité vague et vaste (un blob bien pratique : pardonnez-moi par avance pour les généralisations, car je sais bien qu’en réalité il n’existe pas UN Twitter) ne suivait pas de très près la machine démocratique en action.
Le hashtag #directAN n’est pas né avec les débats sur le mariage pour tous, mais c’est pourtant à cette occasion qu’on l’a vu fleurir sur les timelines ; suivre en direct les débat restait marginal en 2012 ; en 2013, c’est devenu un véritable sport national.
Il n’y a que du bon dans cette pratique, et j’ai été ravie de voir que le hashtag #directAN a continué d’être utilisé pour d’autres débats, certes moins médiatiques, mais tout aussi intéressants pour les citoyens. Il existait sûrement avant, mais qui parmi nous l’avait employé ?
Dans le fond, qu’on ait été « pour », ou « contre », ou « sans avis mais pitié qu’on en finisse », l’important, c’est que des milliers, et sûrement plus encore, de Français ont regardé comment se passaient réellement les débats sur un texte de loi, et pour beaucoup, c’était la première fois (le site video de l’Assemblée a-t-il donné des chiffres de fréquentation ?). Je doute, bien-sûr, que qui que ce soit ait changé d’opinion en lisant des tweets, mais la démocratie n’est pas un concours de conversion, c’est un exercice d’expression.
Certes, ce que les Français ont vu a souvent paru être une querelle dans la cour de la maternelle, mais comme la plupart d’entre nous zappe frénétiquement quand France 3 diffuse les QAG le mardi et le mercredi après-midi, réaliser quelles étaient certaines des réalités de l’Assemblée nationale était d’autant plus salvateur.
Car c’est une chose que de se plaindre des députés qui votent ci ou qui sont présents à ça ; avoir une opinion sur le cumul des mandats ou le système de présence reste cependant théorique. Voir réellement ces mêmes députés interagir, ainsi qu’avec des ministres, sur un sujet précis, en est une toute autre. C’était une expérience que beaucoup de Français n’avaient encore jamais faite, par crainte de l’ennui ; ils ont découvert ces derniers mois qu’en réalité, un débat à l’Assemblée peut être aussi passionnant qu’une rencontre sportive, malgré ce que les ventres parfois dodus ou les tempes souvent grisonnantes pourraient laisser présager dans l’imaginaire collectif. Et il n’y avait pas de temps mort.
Au match « mariage pour tous », chacun a découvert que derrière la population floue et vaste des élus, il y avait des gens. Des noms qu’on avait déjà entendus, évidemment, mais aussi plein d’autres qui n’évoquaient rien jusqu’alors, et qui soudain se sont vus complétés par des visages, des postures, des propos. Chaque camps a découvert ses champions, ses mauvais élèves. Les députés ne sont plus une lointaine élite pour laquelle nous votons cycliquement sans trop nous attacher à les suivre par-delà leur élection, ils étaient nos représentants, ils parlaient pour nous, et ils avaient intérêt à le prendre autant à coeur que nous. On avait l’oeil sur eux.
Sur Twitter, il ne s’agissait pas simplement d’écouter les députés (ou les ministres, d’ailleurs) débattre. Soudain, chaque possesseur d’un compte sur Twitter pouvait s’improviser commentateur : everyone’s an analyst. Relever les sorties aberrantes, décortiquer les habitudes d’orateur, soutenir un propos qui, noyé dans la masse de paroles échangées, avait retenu notre attention : le tweet était à la fois une façon de synthétiser la pensée des intervenants bavards et verbeux, et de participer activement à la discussion générale. Parfois sérieusement, parfois en plaisantant, parfois de façon partiale… comme on le fait sur Twitter pour tout. Ici, pour la première fois, nous étions incroyablement nombreux à le faire sur les discussions d’un projet de loi.
Imaginez un peu l’ironie : ceux qui tombaient par le passé sur une séance dans l’après-midi s’enfuyaient en courant, quand ces derniers mois, ils restaient debout jusque tard dans la nuit, aux aguets, prêts à ne rien laisser passer.
J’ai passé des soirées entières à lire ce qui se disait sur les hashtags, à plaisanter sur les rappels au règlement de Mariton, à retweeter les phrases-clés. Je n’étais pas la seule. Et ainsi, ce n’étaient plus des phrases prononcées dans l’intimité de « ceux qui savent », mais bien des déclarations publiques, dont chacun se sentait libre de s’emparer. Les propos homophobes, les déclarations ubuesques, les piques historico-politiques gratuites, plus rien n’avait droit à l’impunité.
A cela encore s’ajoutait un autre intérêt typique de Twitter. Pendant que le hashtag #directAN vrombrissait de citations et de points de vue en 140 caractères, tournaient aussi des centaines de liens, de références, de compléments d’information, d’avis ; et c’est typique de Twitter parce que c’est, en temps réel, accessible à absolument tout le monde. Il n’y avait qu’à se baisser pour ramasser.
Des individus dont on ignorait l’existence quelques heures plus tôt postaient soudain un lien vers une tribune sur leur blog. Des captures de tweets haineux circulaient pour que ne soient pas tus certains abus. Ceux qui suivaient Maître Eolas ont pu lire des précisions de tout ordre (légal évidemment, historique, politique…), et le principe-même de Twitter, c’est que tout le monde peut suivre Maître Eolas, on ne fonctionne pas en circuit fermé. Le tourbillon qu’est Twitter a permis que chacun se nourrisse de tout ce qu’internet semblait receler comme richesses sur le sujet abordé. Rares sont ceux qui se contentaient de commenter les débats, de nombreuses discussions (certes souvent houleuses et ponctuées d’invectives) ont eu lieu, éphémères, avec des inconnus oubliés le lendemain matin. Ce n’était pas un débat réservé aux initiés. Chacun avait sa place. Chacun trouvait de la place pour ses idées, de quoi les étayer, des gens pour les partager, des gens pour s’y opposer.
You didn’t have to be in the know. You could become in the know.
Evidemment, un sujet de société se prête plus à pareil exercice qu’une loi de finances, disons, plus technique. Encore que.
Il y a quelques années, dans un cabinet ministériel précédent, j’avais travaillé sur un projet de loi ; j’étais l’unique assistante du conseiller parlementaire, Blue, et outre le texte du projet de loi que je connaissais sur le bout des doigts, je me rappelle avoir épluché avec lui les amendements : lus, relus, rerelus, classés en tableaux et en synthèses ; suivi le vote, un par un, pour chacun de ces amendements, à l’Assemblée, au Sénat, puis finalement, à l’Assemblée une dernière fois, pour la route ; je me rappelle les éléments de language à préparer pour le ministre… Avec Blue, j’avais appris à comprendre comment tout cela fonctionnait : les avis sur les amendements déposés, la navette, etc., et j’avoue que c’était la première fois que je m’y intéressais de près. J’ai encore les divers fascicules qui ont jalonné ces quelques mois de folie (texte du projet de loi, réglement de l’Assemblée dans sa version d’alors… je crois que j’ai même encore quelques « jaunes » dans un fond de carton). C’est pas que j’avais de la tendresse pour le texte de loi lui-même ou son sujet, mais ç’avait été mon baptême du feu de la République, en quelque sorte, le moment où j’avais eu l’impression de n’être pas seulement une assistante, mais une assistante qui a une fonction, aussi minime soit-elle, dans la machine de la démocratie. Ce qui se bornait à quelques souvenirs des cours d’éducation civique devenait soudain réel, et d’autant plus réel que je me sentais concernée.
Ces derniers mois, j’ai vu Twitter s’emparer du hashtag #directAN, et dans une moindre mesure, du #directSenat, et j’ai eu l’impression que tout le monde se mettait le pied à l’étrier, voulait prendre sa place dans le processus. C’est incroyable de se dire que tant d’anonymes se sont emparés des discussions et se les sont appropriées. Nous nous sommes tous sentis concernés. Ich bin ein Berliner de la démocratie ?
Je ne dis pas que tout le monde sur Twitter s’est emparé dignement des discussion, en permanence : loin de là (oh, je m’en garderais bien). Je dis que les discussions politiques ont pris une nouvelle dimension.
Beaucoup de personnalités (généralement du monde politique, mais pas que) ont tendance à s’offusquer de certaines paroles postées sur les réseaux sociaux, et s’alignent généralement avec ce qu’a dit un grand homme : « tout le monde a une voix, mais on veut pas forcément l’entendre ». Je ne suis pas vraiment d’accord : se lit sur Twitter ce qui se disait autrefois tout bas ; désormais, au lieu de se cantonner à trois interlocuteurs au café du Commerce (pardon pour le cliché), c’est une réalité de notre pays qui s’exprime au vu de tous. Grâce à Twitter, toute voix est audible, en tous cas. Ca n’empêche pas les propos illégaux d’être répréhensibles, mais au-delà de quelques comportements extrêmes, ce qui se déroulait la nuit sur Twitter sur le hashtag #directAN, c’était nous, les Français. Tels quels.
On savait déjà que les réseaux sociaux, et notamment le système ouvert de Twitter (qui me fait le préférer, et de très loin, à Facebook et son système de cooptation mutuelle systématique), avaient des vertus démocratiques ; le Printemps arabe nous en avait donné un aperçu, par exemple. Mais la vraie révolution, ce n’est pas forcément la Révolution. Ne serait-ce pas plutôt de voir chacun participer à ce qui existe déjà, et tourne plus ou moins, de laisser chacun garder un oeil sur les élus, s’arroger le droit de juger la moindre petite phrase prononcée en notre nom, s’octroyer la permission de regarder ce qui se dit sous les fameux ors de la République ?
Nous avons tous, bon alors d’accord, pas tous, mais en nombre, décidé de mettre la main à la pâte dans le débat démocratique. Et je doute que nous retournions en arrière : désormais, tout le monde sait où se trouve le fameux Direct AN. Nous ne laisserons plus grand’chose passer, en tous cas, maintenant que nous avons vécu cette expérience une fois ; c’est à espérer.
Rien que ça, ça valait bien de passer 200 heures à se quereller à la récré.
C’est vrai, c’est un sujet qui passionne, comme celui-ci, qui motive pour s’exprimer aussi directement et facilement que sur Twitter. Il faut que je dépoussière mon compte, ça fait des mois que je me le dis !