Partenaire particulier

15 janvier 2013 à 19:36

L’une des premières choses qu’apprend une assistante de presse, dans un service de presse quelconque et à plus forte raison dans le public, c’est : on ne prend que les demandes des journalistes.
Sans déconner, c’est hyper important. Répétez avec moi : ON NE PREND QUE LES DEMANDES DES JOURNALISTES.

Ca fait un peu fonctionnaire de basse fosse de dire ça ; sérieusement, on n’est pas payés moins cher pour avoir pris un appel autre que d’un journaliste, non ? Non, en effet. Mais un service de presse, ce n’est pas un service de renseignements, et encore moins un standard.
Au début, on te demande le conseiller Y dans une autre branche du cabinet, et gentillement, tu passes l’appel. Et puis un jour tu passes l’appel et on te demande de prendre un message, puis de lui rappeler ce message dans quelques heures, et là tu t’aperçois que tu es en train de faire le boulot de secrétariat d’une autre assistante, que cette assistante. Diplomatiquement déjà, c’est risqué parce que la vraie assistante du conseiller Y a peut-être un système quelconque pour tracer tous les appels passés au conseiller Y, donc en fait tu l’empêches de faire son boulot bien organisé. Et puis, merde, l’assistante du conseiller Y, eh bah c’est son assistante, c’est à elle de faire ça. C’est pas comme si on manquait d’occupations au service de presse.

Alors finalement, ON NE PREND QUE LES DEMANDES DES JOURNALISTES, ça devient un mantra fondamental de ton mode de fonctionnement professionnel.
ON NE PREND QUE LES DEMANDES DES JOURNALISTES, ça veut dire que si quelqu’un veut joindre le conseiller Y, bah tu lui donnes le numéro de son assistante (ou si vraiment t’es en bonté, tu passes directement l’appel à l’assistante ; mais attention, le service de presse n’est pas un standard, faut pas que ça devienne une habitude, donc tu donnes le numéro direct de l’assistante du conseiller Y à l’interlocuteur !). Si c’est un organisme avec lequel le cabinet bosse souvent, bon, pareil. Et si c’est un particulier…

Une fois de temps en temps, c’est un particulier. Et dans tous les cabinets où j’ai bossé, un appel d’un particulier, c’est un crève-coeur.
En cabinet, on ne se retrouve jamais au téléphone avec un particulier. Il y a toutes sortes d’interlocuteurs : d’autres organes de l’Etat (dont d’autres cabinets) ou des collectivités locales, des entreprises, des syndicats, des associations, parfois des experts ou des chercheurs, des gens à qui on a confié une mission officielle, admettons. Mais des citoyens lambdas, non. Jamais. Vous n’êtes jamais en relation avec un cabinet ; quand vous avez un problème d’impôt, vous voyez ça avec votre centre des impôts, pas avec le cabinet, par exemple ! Ca semble tomber sous le sens quand on y réfléchit, mais en réalité on y réfléchit assez peu. Et en tant qu’assistante, je n’avais pas réalisé que, lorsqu’on a un particulier au téléphone en cabinet, c’est déjà un signal d’alerte en soi.

Tout particulier qui se retrouve à téléphoner à un cabinet est, presque par définition, quelqu’un de désespéré.
Il a épuisé tous les recours. Il a frappé à toutes les portes. Il a supplié tout le monde et leur chien. Il a même envoyé une lettre au ministre, mais il n’a pas encore eu de réponse et ça devient urgent. Alors il appelle. Et quel numéro a-t-il trouvé facilement ? Le numéro qui est sur tous les communiqués du ministère. Le service de presse.

« Ah mais », me direz-vous, « ça n’entre pas en conflit avec la règle du ON NE PREND QUE LES DEMANDES DES JOURNALISTES, ça ? ». Si fait. D’où le cas de conscience.

Une fois de temps en temps, un particulier aux abois vous tombe dessus avec ses problèmes. Il est au bout du bout et vous raconte sa vie, son problème, ce qui l’étouffe.
Et professionnellement, votre conscience vous dicte de refiler le bébé urgemment parce que pendant ce temps il y a 3 appels simultanés sur votre poste, dont au moins 2 de journalistes c’est sûr, et le 3e probablement de Symbiote qui, comme son nom l’indique, a un besoin urgent d’être nourri par cordon ombilical, et nom d’un chien ça dure des heures et il raconte sa laïfe, sans déconner, j’ai vingt trucs à faire rien que dans les dix minutes qui viennent.
Mais l’assistante n’est pas qu’une assistante. Elle est aussi humaine. Et quel que soit le domaine, son coeur saigne un peu, en silence, de ce qu’elle entend. De la souffrance qui se trahit derrière la voix de la femme qui ne sait plus à qui s’adresser, du petit vieux qui masque comme il peut son inquiétude dans la pudeur, de l’enfant, peut-être, qui ne peut pas savoir qu’ON NE PREND QUE LES DEMANDES DES JOURNALISTES. On ne peut pas leur dire ça, on n’a pas le droit de leur imposer notre petite contrariété au prétexte qu’on a un boulot de dingue ; ces gens ont des vrais problèmes, et une fois, juste une fois, il faut que quelqu’un les écoute sans les couper, les mettre en attente, ou leur dire d’envoyer un courrier écrit. Ils ont déjà envoyé cent courriers écrits. Ils ne peuvent pas l’entendre alors qu’ils sont en train de raconter le pire truc qui leur arrive au 712e inconnu cette semaine.

Alors on attend. Et on aquiesce régulièrement. Et on compatit. Et à la fin, on fait ce qu’il y a de pire.
On les met en attente, on essaye de leur passer quelqu’un, on ne trouve personne qui veuille prendre l’appel, et pour finir, on leur dit d’envoyer un courrier écrit.

Ensuite on raccroche, et on reprend les vingt choses à faire en même temps comme si de rien n’était. Parce qu’on n’a pas le temps d’être humains à ce rythme-là. Pas trop longtemps en tous cas.

Est-ce que ça a changé quelque chose que j’écoute ce particulier jusqu’au bout ? Je m’en convainc.
Mais en tout égoïsme, je me dis que ce serait plus simple si les particuliers n’appelaient jamais les services de presse, pour que je ne sache rien de ce qui les étouffe pendant que j’ai tant de boulot.

ON NE PREND QUE LES DEMANDES DES JOURNALISTES, c’est plus confortable comme ça, merci par avance.

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2 commentaires

  1. Ludo dit :

    Ca marche aussi, pour les mails ?
    ON NE LIT QUE LES MAILS DES JOURNALISTES

  2. ladyteruki dit :

    Par écrit ce n’est pas la même chose. Déjà c’est infiniment plus rare que les gens écrivent spontanément un mail au service de presse, ils essayent d’avoir quelqu’un en direct pour qu’on leur dise : c’est bon, on va résoudre ça. Ca n’arrive jamais à ma connaissance, mais c’est ce qu’ils espèrent.
    Ecrire un mail c’est pas très spontané ; et tant qu’à écrire au ministère, on fait plutôt un courrier écrit officiel (en général avec 10 pages de justificatifs en annexe parce que les gens sont habitués aux lourdeurs de l’administration et plus ils sont désespérés, plus ils prennent les devants) qu’un email qu’on n’est pas sûr d’envoyer à la bonne adresse.
    Et surtout, la règle ne s’applique pas aux mails, parce que dans un email, tu n’as pas le poids émotionnel. Tu ne ressens pas facilement la douleur de l’autre à travers quelques lignes formelles. Dans un appel téléphonique, c’est un vrai cri du coeur. C’est des gens qui on la voix qui tremble, qui pleurent, qui te supplient, qui s’énervent parce que tu es la 712e personne qu’ils ont en ligne et personne n’écoute vraiment. C’est la vraie expérience humaine.

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