En tant que téléphages ayant roulé notre bosse, on a tous l’impression, je pense, cycliquement, d’avoir atteint un degré d’ « expertise » qui nous permette de prédire avec exactitude quelle série va trouver le succès, et surtout, quelle série est vouée à disparaitre dans les limbes, quelques semaines après le début de sa diffusion, sans laisser de trace… Et ce, bien souvent, avant même que les choses ne commencent factuellement à sentir le roussi.
A chacun ses outils pour le faire : certains analysent les grilles des chaînes, d’autres se réfèrent aux personnes impliquées devant ou derrière la camera, d’autres encore jugent sur pièce une fois qu’ils ont vu le pilote. Quelle que soit votre méthode… vous êtes surs de ne jamais avoir un taux de 100% d’exactitude.
Il n’y a jamais d’évidence en la matière. La qualité d’une série ne présume ni de sa réussite, ni de son échec, et inversement. Il n’y a même pas de séries pour lesquelles c’est tellement évident que c’est tout vu, parce que certaines merdes se ramassent quand d’autres continuent de brasser des fortunes 400 vanity cards plus tard. Parce que certaines réussites sombrent dans le néant, et d’autres parviennent à trouver leur public (trop fréquemment injustement taxé d’incapacité à regarder de « bonnes » séries).
Il n’y a que des cas particuliers.
Même lorsqu’on a son système et qu’on le pense infaillible (parce que plus le téléphage est expérimenté, plus il fait l’erreur de croire qu’il maîtrise son sujet), on se retrouve toujours comme deux ronds de flan à assister à l’annulation d’une série que rien ne prédestinait à être boudée par le public. C’est parfois à un tel point qu’on croirait que le sort s’acharne juste pour nous prouver qu’on s’était crus incollables sur l’industrie de la télévision !
Et le pire, c’est que pareil contexte est similaire quel que soit le pays ! (pourvu que ce pays pratique l’annulation, ce qui n’est par exemple pas le cas du Japon, exceptions mises à part, par définition)
Quand bien même une série a toutes les cartes en main pour fonctionner… parfois, elle ne fonctionne simplement pas.
C’est par exemple le cas de la série turque Veda, annulée la semaine dernière.
Ce weekend, me demandant ce qui avait pu ne pas coller, je me suis mise en quête du pilote… Je n’ai trouvé que les premières minutes (tous les fichiers sur lesquels je suis tombée s’obstinaient à être corrompus, mais je n’ai pas encore dit mon dernier mot et j’insisterai le weekend prochain), mais Veda a toutes les apparences d’une série qui aurait pu, qui aurait dû trouver son public.
Dans un contexte télévisuel où les séries historiques tiennent le haut du pavé (vais-je mentionner une fois de plus Muhtesem Yüzyil ?), à plus forte raison parce qu’il parle d’un passé dont les spectateurs turcs sont supposés tirer une grande fierté (l’empire Ottoman ; voir aussi : Muhtesem Yüzyil), et montrant des bouleversements du plus haut romanesque (j’ai pas les chiffres sous la main, mais avec le nombre de soaps que la Turquie a produits et même exportés ces dernières années, on peut s’autoriser à penser que les spectatrices aiment ça), c’était gagné d’avance. Pire encore, Veda était l’adaptation d’un roman à succès… bien-sûr à succès, comme si on adaptait souvent les autres pour du primetime !
Vous allez me dire : « ok, sur le papier, d’accord. Sur le papier, Last Resort était génialissime, après tout. Mais une fois qu’on voit ce que ça donne, on obtient quoi ? »… Eh bien un résultat drôlement décent, figurez-vous !
Une intrigue pas trop mal fichue (après tout, il y a un bouquin derrière), pour commencer, ce qui n’est pas négligeable. Niveau thématiques, on retrouve des questions de classes (limite Downton Abbey par moments), une romance impossible (rapport aux questions de classes), et de grands changements sociaux et politiques auxquels s’identifier. Ajoutez à cela des acteurs plutôt solides dans l’ensemble, les brebis égarées n’étant pas à un niveau qui pousse au suicide ; une réalisation réussie et aussi soignée que les plus gros hits du moment ; et surtout une reconstitution filmée de façon superbe (décors, costumes, la totale : les années 20 à Istambul, on s’y croirait), et très franchement tout est là. Tout ça, plus de très jolies filles dans de jolis vêtements avec de jolis bijoux. Bon, la musique est légèrement too much, mais c’est le cas de Muhtesem Yüzyil aussi. Non mais vraiment, qu’est-ce qui fait que la série n’a pas fonctionné ? Et quand la production a reçu l’ordre de Kanal D de faire des ajustements pour essayer d’attirer un peu plus le public, ça n’a pas plus marché non plus, pourquoi ?
Alors à qui la faute ? Aux grilles ? Peut-être ; je suis pas encore experte en grilles des chaînes turques après tout, mais si c’est le cas, clairement, une production aussi réussie (et probablement coûteuse) méritait d’être déplacée pour être sauvée.
Dans tous les cas, le petit bug, le minuscule incident, le grain de sable dans une horlogerie si bien huilée, a causé son annulation…
Mais il ne s’agit pas ici, pas vraiment, de parler spécifiquement de Veda. C’est sans doute plus facile de parler de l’annulation d’une série à laquelle je n’ai jamais eu l’occasion de m’attacher, aussi.
Simplement, ce genre d’aventure me rappelle combien le sort d’une série n’est jamais joué d’avance. Intellectuellement, je crois que nous le savons tous ; les chaînes et networks eux-mêmes le savent bien, qui parfois semblent commander des séries en dépit du bon sens, juste pour faire un pari sur l’avenir, de jouer leur case horaire à pile ou face.
Parfois, ce pari est perdu. Mais personne ne peut s’enorgueillir de toujours savoir de quel côté la pièce retombera.
Je trouve l’aventure de Veda, comme tant d’autres, nous fait faire l’expérience d’une forme d’humilité, à nous qui passons peut-être juste un peu trop de temps à essayer de comprendre comment cette industrie fonctionne. Peut-être qu’à un moment, une fois de temps en temps, il faut se souvenir que personne n’en maîtrise réellement les rouages ; que tous les livres, les sites, les news, soigneusement potassés et/ou mémorisés, ne changeront rien au caractère ponctuellement imprévisible de cette industrie.
Et quelque part, même si je trouve ça triste pour ces bonnes séries qui sont annulées (et triste pour toutes ces mauvaises séries qui survivent, quand même, un peu, dans le fond), j’ai l’impression que cette imprévisibilité me ramène à quelque chose d’appréciable dans ma façon d’appréhender l’industrie des séries, au sens où l’effet de surprise ne disparait jamais vraiment. Au sens où parfois, j’arrive à trouver ce court moment pendant lequel je me dis que je ne peux être blasée, jamais, du fonctionnement du milieu télévisuel. Et au sens où, l’espace d’une seconde, j’arrive à me retrouver dans la peau de la lady d’il y a 15 ans, qui avait l’impression de ne rien savoir et d’avoir un océan de choses à apprendre et à comprendre sur l’univers de la télévision.
C’était, paradoxalement, très appréciable, d’être cette spectatrice ; je ne rendrais tous mes bouquins spécialisés et ma collection de favoris sur internet pour rien au monde, mais je suis contente de la retrouver de temps en temps, cette spectatrice, et de ressentir avec elle l’émerveillement d’une vaste mécanique dont on ne connaîtra jamais le secret de chaque rouage.