Sans prendre de gants

18 octobre 2012 à 19:36

Lorsqu’on commence une série, en règle générale, les premières images nous permettent de nous adapter : commencer un pilote, c’est comme se retrouver dans une pièce plongée dans le noir, et progressivement apprendre à deviner les contours des meubles à mesure que les yeux s’habituent. En règle générale, les premières épisodes d’un pilote sont là pour nous expliquer où on est, avec qui ; il peut y avoir de l’action, il peut y avoir de la simple description, il y a très souvent un mélange des deux, mais le point d’orgue, le moment-choc, s’il y en a un, n’intervient pas tout de suite. En règle générale, un pilote attend le générique, ou ce qui lui tient lieu de, pour vous river à votre siège, il estime qu’il a besoin de mettre un contexte avant de faire sa démonstration de force.
En règle générale.

Les premières images de Torka Aldrig Tårar Utan Handskar (« ne pas essuyer de larmes sans porter de gants ») sont l’exception qui confirme la règle. La première image est plutôt atroce. Et par « plutôt », je veux dire « absolument ». C’est l’image de la souffrance la plus extrême. Et les suivantes ne sont pas plus réconfortantes, autant être tout de suite clair là-dessus.
Pour prendre la mesure de cette ouverture d’épisode très dure, et comme je me doute que vous n’allez pas regarder Torka Aldrig Tårar Utan Handskar dans l’immédiat (même si apparemment d’aucuns bossent sur des sous-titres…), j’ai donc pris sur moi de vous mettre l’extrait en ligne : cliquez sur l’imagette et le lien cherra. Je précise que c’est une séquence dépourvue de dialogues, donc vous pouvez vous passer des sous-titres pour le moment.

Pour ceux qui n’aiment pas Uploaded, miroir sur RapidShare.

On peut dire que cette séquence d’ouverture est une véritable profession de foi quant au ton de la série : non, rien ne nous sera épargné.

Je vous rassure, tout l’épisode ne ressemble pas à ça (ni au final de Corky), toutefois. Car le véritable inconvénient de Torka Aldrig Tårar Utan Handskar, c’est que cette séquence est suivie de flashbacks, car non, non même en Suède, vous n’éviterez pas les flashbacks. Car de cette situation dramatique, nous allons vouloir connaître les origines. Comment en est-on arrivés là ?
Eh bien, laissez-moi vous présenter deux garçons, Benjamin et Rasmus. Ils ont grandi dans les années 70 et les voilà, jeunes adultes, au début des années 80. Tous deux se cherchent, chacun à sa façon : Benjamin vit dans une famille stricte et rigoureuse, Rasmus, un peu moins. Benjamin découvre qu’il est homosexuel parce qu’on le lui révèle à un moment où il faisait tout pour ne pas y penser, Rasmus commence par aller vivre chez sa tante à Stockholm et essayer de fréquenter les lieux « gays » du moment. Benjamin est encore puceau, Rasmus apprend à jouer de son charme pour commencer à trouver des coups d’un soir. Et ils sont tous les deux là, dans la grande ville, et on sait qu’ils vont se rencontrer, et on devine. Mais ça prend du temps parce qu’on veut vous expliquer d’où il viennes et de comment ils en sont arrivés à accepter qui ils sont, dans une Suède qui a 30 ans de moins que celle que nous connaissons (un peu).

La maladie n’entre pas tout de suite dans leur vie. Ou si elle le fait, ils ne la voient pas (on aura à ce sujet une séquence qui tord le coeur, alors que Rasmus se donne à un type dont il ne s’effraye même pas qu’il ait des plaques sur le corps). Et c’est normal, c’est l’époque qui veut ça. J’ai lu que le premier Suédois à avoir succombé au SIDA était mort en 1983, la première personnalité suédoise à avoir admis avoir le SIDA l’avait fait en 1987 (rappelons que Rock Hudson est mort en 1985, et encore, les USA c’est loin), vous voyez le tableau.
Mais justement la série nous replonge dans le climat d’ignorance de l’époque, et le mot AIDS ne sera, sauf erreur de ma part, pas prononcé de tout l’épisode. Pas même dans la scène d’ouverture. C’est, à bien des égards, une période d’insouciance, et Torka Aldrig Tårar Utan Handskar va justement en profiter pour nous montrer qui sont les deux héros, comment ils se découvrent, se vivent, s’acceptent, l’un avec plus de mal que l’autre, avec ce que cela comporte de joies et de nervosité, mais jamais d’inquiétude. Ils sont jeunes et pensent avoir toute la vie devant eux, une vie dans laquelle ils cherchent leur équilibre…
C’est de cela dont il sera essentiellement question dans le premier épisode de la série. Le procédé a ses bons côtés, mais aussi ses lenteurs un peu bavardes, et j’avoue que même une adepte de la VOSTM (et une débutante en Suédois) comme moi a parfois dû faire une pause pour essayer de comprendre ce qui venait de se dire : les sous-titres seront vraiment les bienvenus.

Si la mini-série reprend la structure des romans de Jonas Gardell dont elle est l’adaptation, et apparemment c’est ce qui est prévu, le deuxième épisode devrait être autrement plus explicite sur le sujet de la maladie, et le troisième alors, n’en parlons pas. Pour le moment c’est difficile à définir, d’une part parce que la trilogie de romans n’est pas intégralement sortie (le premier opus est paru cet été, le second est prévu pour début 2013 et le troisième au printemps), et d’autre part, parce qu’elle n’est pas traduite. C’est d’ailleurs assez incroyable que SVT lui ait commandé à l’auteur une adaptation de sa propre trilogie alors que celle-ci n’est pas encore commercialisée en intégralité.

En tous cas il ne fait aucun doute que le sujet, bien que difficile, est bien traité. Même si on peut se dire que certaines choses sont un peu cliché (sauf que justement, si on se remet dans le contexte, elles ne l’étaient pas !), on reste dans une série dramatique puissante, réussie, et extrêmement touchante. Il faut aussi souligner la performance d’Adam Pålsson (Rasmus), qui est absolument fascinant, et mérite tous les Kristallen possibles et imaginables : rendez-vous est pris pour la prochaine cérémonie.

Mais, alors que deux de ses trois épisodes ont été diffusés à l’heure actuelle en Suède, je trouve que ce qui entoure la série est au moins aussi intéressant que la mini-série elle-même.
Songez donc : les scores d’audience des deux premiers épisodes sont presque aussi bons que ceux de l’autre succès suédois de 2012, je veux bien-sûr parler de 30° i Februari, puisque le premier épisode de Torka Aldrig Tårar Utan Handskar, diffusé le 8 octobre au soir, a réuni 1,24 million de spectateurs, et que l’épisode de ce lundi 15 n’a pas perdu grand monde, avec 1,21 million de fidèles. Ce qui signifie que ce premier épisodes n’a pas rebuté beaucoup de monde, a priori. Pour comparaison, le premier épisode de 30° grader i Februari avait démarré avec 1,45 million, finissant la saison pour 1,2 million également… mais avec un sujet bien plus mainstream. Rappelons que la Suède compte environ 9 millions d’habitants seulement !
Le plus surprenant, c’est donc que la série n’est pourtant pas à mettre devant toutes les paires d’yeux : on peut entre autres voir rien que dans ce pilote (certes brièvement, mais clairement) un penis en érection au cours de ce premier épisode, une scène de sexe (bon, planquée sous les couvertures), des séquences de racolage limite prostitution, plus bien-sûr la scène ci-dessus… et c’est du primetime ! Torka Aldrig Tårar Utan Handskar est diffusée le lundi à 21h !
Oui, en Suède, une série sur l’homosexualité peut faire aussi bien qu’un drama familial, sur une chaîne publique, et en primetime. Et toc. Je trouve que c’est une donnée très intéressante, qui présente un saisissant contraste avec les séries aux USA dont le thème est l’homosexualité, et qui, généralement, se contentent de raconter leurs histoires sur le câble, comme ça, discrètement, entre soi ; par exemple, il est difficile d’éviter la comparaison avec Angels in America, mais qui imagine Angels in America sur un network ? Certainement pas moi.
Avec tout ça, je suis d’ailleurs étonnée de n’avoir pas du tout vu la presse gay parler de ce phénomène (le site de Tetu, par exemple, ne sort aucun résultat ni pour le titre de la série, ni même pour l’écrivain et scénariste Jonas Gardell).

Cette mini-série, diffusée qui plus est à l’automne alors que généralement, les mini-séries de SVT sont diffusées au coeur de l’hiver (c’était par exemple le cas d’une autre série historique l’an dernier, Hinsehäxan), était un absolu pari. De A à Z. Et au final, malgré ses légers défauts, elle s’avère être immense.

La fiction scandinave a encore frappé, et c’est un méchant crochet du droit dans la mâchoire, avec ça.

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4 commentaires

  1. Toeman dit :

    Sacré début d’épisode…

    Entre ça et Intersexions, c’est pas un peu beaucoup complètement anxiogène ?.

    Bon, bien sûr, maintenant, après avoir lu ton billet et avoir vu ça, je meurs d’envie de voir la suite…

    Tu as raison, c’est carrément du masochisme, je dois adorer me foutre le moral en l’air devant la télé.

    En espérant avoir la possibilité d’en voir plus bientôt. Merci pour la découverte !

  2. ladyteruki dit :

    En fait, pour Intersexions, j’ai trouvé que seul le 25e épisode était anxiogène ; en-dehors de ça, on est face à un drama qui varie suffisamment souvent pour n’être pas dans la prévention permanente. C’est comme dire que regarder les intrigues avec Max dans Parenthood sont anxiogènes si on est enceinte, j’ai envie de dire…

    Pour Torka Aldrig Tårar Utan Handskar, bon, effectivement, c’est dur, hein. Mais tu parles à quelqu’un qui, dans un incendie, compterait la VHS de la fin de Corky parmi les 10 objets à sauver des flammes. XD C’est atroce, et dramatique, et tout ce qu’on veut. Mais ça m’émeut, ça ne m’inquiète pas. Peut-être parce que la distance instaurée avec les années 80 rassure implicitement aussi, peut-être, cela dit. Je crois qu’on peut recevoir une fiction parlant de sujets graves sans le prendre comme une menace. Après, c’est vrai que vu mes troubles de l’identification (« juré, c’est la première fois que ça me le fait ! »), peut-être aussi que je prends instinctivement une distance supplémentaire. Sincèrement, on ne voit rien dans cette séquence qu’on ne sache déjà sur le SIDA, non ? Enfin surtout n’hésite pas à me dire ce que ça t’a fait (toi et tous les lecteurs qui hésitent à poster un commentaire), c’est enrichissant d’avoir d’autres points de vue, d’autres ressentis… c’est toute la valeur d’un blog !

  3. Toeman dit :

    On sait que le SIDA tue, on sait ce que la maladie implique et que c’est plutôt moche. Mais on voit rarement, dans les séries (Et quasi jamais dans la vraie vie, pour la majorité des gens), les patients en fin de vie. On voit souvent le moment où ils apprennent qu’ils sont séropositifs, ou encore le moment où la maladie se déclare, ou parfois, le moment où ils en meurent. Et dans ce dernier cas, j’ai pas souvenir d’avoir vu de scènes si brut. Ça rend tout ça plus réel. Le savoir c’est une chose, le voir, ça en est une autre. Puis bon, je suis assez impressionnable ^^

    Personnellement, ça m’a inquiété et je me suis surpris à penser que je préférerais encore qu’on m’emmène en Suisse et qu’on m’euthanasie. (Quelle pensée charmante XD)

    Je ne suis pas non plus complètement flippé au point de me couper du monde et de partir vivre sous une tente en Papouasie, mais c’est le genre de séries qui peut provoquer une prise de conscience chez moi.

    Je ne sais pas trop si je suis clair.

  4. ladyteruki dit :

    Si-si, très clair. Et je confirme, faut pas que tu voies la fin de Corky. Et peut-être un épisode d’Intersexions, à la rigueur, qui pourrait te retourner… Mais en même temps, je suppose que cette prise de conscience est aussi un peu l’effet recherché, tu ne fais pas une série qui parle de ces thèmes pour que les gens ne réfléchissent pas un peu, c’est comme pour absolument tous les sujets sérieux, de l’usage de substance à, hm, au hasard… une relation malsaine avec un conjoint (j’ai un post en brouillon sur le sujet). Et je trouve au contraire assez inquiétant qu’on évite ce genre de sujets. 40 millions de personnes malades du SIDA dans le monde, je crois ? J’ai du lire ça tout à l’heure en préparant mon post, je crois. Donc sans aller jusqu’à le banaliser, c’est ptet pas un mal de rappeler ce que c’est vraiment.

    Après je te rassure, j’avais les doigts incrustés dans les accoudoirs pendant cette séquence, et j’ai poussé, il me semble, quelques petites interjections horrifiées. Je ne vais pas dire que ça m’a laissée insensible, mais pas au point où je vais me précipiter pour acheter 10 tonnes de préservatifs par exemple. En cela, ce n’est pas anxiogène, mais comme pour Intersexions, ça fait appel à des réflexes acquis, et donc, sur le long terme, ça va. Je cringe pendant l’épisode et ensuite, ça se tasse, en fait.

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