Two sides of the same coin

18 août 2012 à 14:23

« Tu as le bonjour des parents ».
Lancée alors que nous terminons de préparer le déjeuner, sur un ton tout ce qu’il y a de plus banal, la phrase n’a pourtant rien d’anodin.

On est dimanche, et je suis venue visiter ma soeur, que je n’ai pas vue depuis plusieurs mois. Nous avons convenu d’un après-midi dédié aux séries, j’ai amené plusieurs DVD avec moi et nous avons tout un programme de pilotes qui doit nous emmener jusqu’en début de soirée. La veille, ma soeur (« rei », puisque c’est son surnom sur internet) a écumé avec moi, par téléphone, le contenu de ma téléphage-ot-thèque afin de préparer la journée. Elle n’a pas trop suivi l’actu des séries ces derniers temps, elle vient de finir celles qu’elle regardait avec son mari, elle se cherche des nouveautés, m’a-t-elle dit. Disons surtout que c’est la seule chose qui nous lie un tant soit peu, notre seul point commun, et je la soupçonne d’en être aussi consciente que moi. Il y a une raison pour laquelle nous nous appelons de temps à autres, mais ne nous sommes pas vues depuis janvier…

rei et moi ne pourrions être plus différentes. Sans les séries et quelques private jokes usées que nous recyclons depuis l’enfance, je ne suis pas sûre que nous trouverions encore motif à nous voir. rei n’aime pas Paris, n’aime pas dépenser de l’argent dans un resto, ne raffole pas des discussions ou des débats, et vit le genre de vie que, parfois, il m’arrive de jalouser, au long de laquelle elle suit bien le tracé en pointillés qui la mène vers une existence « normale » qui, parfois, présente de curieuses ressemblances avec celle de mes parents.
Elle-même plaisante souvent sur les grandes ressemblances entre son mec, avec lequel elle s’est pacsée l’an dernier, et son père ; on a toutes très bien vu, quand il a débarqué, que le gendre était le premier homme à être si bien accepté, d’ailleurs. Ces deux-là sont sur le même moule à bien des égards. Ca n’est pas dérangeant parce que, bon, ce n’est pas comme si rei avait de réels contentieux avec son père, après tout. Les souvenirs que j’ai de lui n’ont rien de commun avec ceux qu’elle porte, il ne nous a jamais traitées de la même façon ; il avait raison le jour où il m’a dit qu’il ne faisait pas avec elle les mêmes erreurs qu’avec moi, il a toujours été singulièrement conscient qu’il y avait deux poids et deux mesures.
Chaque weekend, rei continue d’aller déjeuner et dîner chez eux le samedi ET le dimanche (si j’ai bien compris). Son mari fait de même avec sa propre famille. Je crois qu’ils tiennent le secret de la longévité, ces deux-là, quelque part, en décidant de compter chacun sur papa-maman pour les repas du weekend, et en ne se retrouvant que le samedi soir pour aller voir les copains, avant de reprendre leur semaine ; mais ça semble, de mon point de vue de vieille conne, être aussi un brin immature et la solution de facilité. A quoi sert de s’installer avec quelqu’un, ou se pacser, si c’est pour se comporter comme des étudiants qui retournent passer chaque weekend chez les parents ?
Ce n’est pas mon affaire, après tout, je le sais bien. rei et moi n’abordons pas le sujet. Ca fait partie de nos accords tacites pour bien nous entendre. Parce qu’on s’entend bien : on rigole, on pépie, on raconte plein de micro-anecdotes sans conséquence ; simplement on s’entend bien parce qu’il y a des limites à ne pas dépasser (n’entrer dans rien qui soit trop personnel, par exemple, ou ne pas parler du passé) et parce qu’on s’appelle une fois tous les mois ou tous les deux mois, et qu’on se voit deux à trois fois par an.

C’est que, pour en arriver là, à ce dimanche pizza-séries-plaisanteries, on a mis beaucoup de temps.

Quand nous vivions toutes les deux chez les parents, c’était littéralement la guerre. On vivait dans une atmosphère de violence rentrée et étouffée, et entre nous, cette violence était plus facilement libérée. On en est venues aux mains plusieurs fois ; j’étais la plus grande, j’étais la plus forte physiquement, il m’est arrivé d’en abuser ; à l’inverse, se sachant immunisée contre les pulsions de mon père, rei avait tendance à avoir un avantage psychologique sur moi, il lui est arrivé d’en abuser.
Elle a toujours été très dure, aussi.

Tout ce qui m’est arrivé, elle en a été témoin, après tout, et c’est le genre de spectacle qui forge le caractère quand on y assiste depuis qu’on a 3 ans. Elle a vu les crises, entendu les cris. Elle a vu, maintes et maintes fois, mon père la désigner comme exemple à suivre pour moi : « regarde ta soeur, elle au moins elle écoute », « regarde, tu fais pleurer ta soeur, tu vois ce que tu nous fais ? ». J’étais le mauvais exemple, elle était la gamine au coeur sur la main. C’était pratique de me faire endosser la responsabilité de l’ambiance dans la maison, je le sais aujourd’hui. Je ne sais pas si c’est le cas de rei.
Elle avait 5 années de moins que moi et elle était plus proche de mon père ; et puis, rei avait quand elle était petite le don de toujours suivre. Si ma mère s’intéressait aux Indiens d’Amérique, rei s’y intéressait. Si mon père décidait d’aller dans le jardin, rei l’accompagnait. Moi je rêvais d’Asie et je voulais lire, écrire et dessiner dans ma chambre ; je persistais à être moi-même et ce n’était pas tolérable. rei a toujours eu l’échine plus souple, elle a découvert le secret que j’ai mis longtemps à comprendre pour avoir la tranquilité ; et quand je l’ai découvert, je n’avais pas envie de m’aplatir, il était trop tard. En grandissant, rei a trouvé le moyen, dans une forme de docilité, de manipuler les parents à ses fins, quand sans le comprendre j’étais systématiquement allée au clash. Je voulais juste exister, quand rei acceptait instinctivement le compromis ; elle l’avait intégré très tôt. Moi je n’avais pas du tout capté. Je tenais pour acquis que j’étais détestable et ingrate, parce qu’on me le répétait, mais je n’avais pas compris que mes parents attendaient de moi une soumission totale avant tout, comme une preuve de mon asservissement avant de m’autoriser à grapiller quelques autorisations de développer ma propre volonté. Mes parents et moi n’avons simplement jamais eu la même conception de ce qu’était une famille, on ne s’était pas compris, et de ce malentendu d’origine ont découlé énormément de conflits. Si j’avais compris alors ce que je sais maintenant, peut-être que je l’aurais joué comme rei, subtilement, patiemment. Et peut-être que je me serais endurcie au lieu de saigner à blanc à chaque attaque.

Alors rei m’a, depuis à peu près autant que je me souvienne, toujours un peu méprisée. Cette façon que j’ai d’être émotive, d’analyser ce qui a été ou ce que je ressens, elle ne le comprend pas, et en plus, elle n’en pense pas grand bien. Pour elle, beaucoup de choses sont simples, binaires. Peu de choses l’atteignent.
Parfois elle sort des choses un peu tristes avec le plus grand naturel, que je trouverais dérangeantes s’il s’agissait de ma propre vie ; mais pour rei, ce sont des faits plutôt froids qui ne suscitent aucune forme d’émotion apparente. Oui, elle a dans leur appartement sa propre chambre depuis le premier jour, oui, elle ne passe pas beaucoup de weekends avec lui, oui, elle s’est pacsée parce que c’était plus pratique, oui, il veut des enfants et elle finira par lui en donner pour lui faire plaisir… Parfois je l’écoute parler et je me surprends à vouloir toquer dans son dos pour entendre le bruit de la carapace invisible qu’elle semble porter en permanence. Bien malin celui qui suscitera chez rei une émotion vive et sincère. Peut-être de temps en temps son mari y arrive-t-il, quand elle ne le traite pas comme un inférieur à son service, ou un enfant ridicule.

rei a assisté à tout et ça l’a blindée pour la vie. Depuis qu’elle a quitté l’enfance, je ne l’ai vue pleurer qu’une fois, et certainement pas devant un film, une série, un livre, une musique ou une expérience touchante. Le jour de son pacs, c’était un mardi je crois ; elle m’a envoyé un MMS entre midi puis  est retournée bosser.

De toute façon, nous nous passons très bien l’une de l’approbation de l’autre. Quoi que je pense de son mode de vie, je le garde pour moi, et inversement. Moins nous abordons les sujets vitaux, mieux ça se passe. C’est à cette condition que ma soeur et moi pouvons interagir, et c’est mieux que tout ce que nous avons connu par le passé, du moment où je l’ai trainée sur le dos dans le couloir, à la fois où elle m’a dénoncée pour une bêtise juste aux fins de me voir me prendre une crise de plusieurs heures, en passant par le jour où, quelques semaines après mon emménagement dans le studio à côté de la fac, elle m’a dit : « de toute façon, tu ne fais plus partie de la famille maintenant ».
Va pour le statu quo.

Quand, l’an dernier, j’ai expliqué à rei que je rayais les parents de ma vie, elle n’a pas paru plus bouleversée que ça. Peut-être n’y croyait-elle qu’à moitié (j’ai toujours l’impression, peut-être à tort, qu’elle ne fait pas confiance à mes décisions, et que, comme mes parents, elle pense que je finirai par changer d’avis et rentrer dans « le droit chemin » plus tard). Peut-être qu’elle a intérieurement levé les yeux au ciel et pensé que je faisais encore tout un cinéma (je sais, parce qu’elle me l’a dit il y a quelques années, que comme eux elle pense que je n’ai jamais vraiment souffert et que j’exagère). Peut-être qu’elle n’en avait rien à foutre, qui peut dire. En tous cas, quand je lui ai dit que je ne voulais pas la mettre dans une situation inconfortable vis-à-vis des parents, j’ai entendu au téléphone son haussement d’épaules et elle a dit : « oh tu sais, moi je m’en fiche, c’est vos histoires, pas les miennes ». Personne n’est dupe : on sait que quand quelque chose châtouille mon père, toute la maison doit en entendre parler pendant des semaines en long en large et en travers ; il allait forcément lui en parler, la prendre à partie. Mais encore une fois, elle a sa carapace qui la protège de toute émotion…

Il m’avait semblé qu’on avait un accord tacite (une nouvelle clause à notre contrat, pourrait-on dire) depuis : ne pas évoquer les parents. C’est arrivé une fois, au début de l’année, où c’était incontournable : elle m’a demandé de leur envoyer une attestation qui, à terme, allait leur permettre de vendre l’appart qu’ils m’avaient loué, et elle m’avait appelée parce qu’elle devait toucher une partie de l’argent de la vente, et que donc elle voulait que je me hâte d’envoyer le document. C’était pas un problème pour moi que d’en parler cette fois-là, ça n’avait rien de personnel.
En juin, par contre, je l’ai appelée pour ses 25 ans, et elle m’a expliqué qu’ils étaient partis en vacances juste à ce moment-là, lui laissant la charge de leur maison, de la cueillette des fruits dans le jardin, et quelques petites autres tâches domestiques, en leur absence. Elle a essayé de se moquer un peu d’eux avec moi mais j’avais pas vraiment envie d’entrer là-dedans. Pour moi, tout ça, c’est loin. Avant j’aurais ri avec elle ; parce qu’avant, rire était un mécanisme de défense. Aujourd’hui ça ne m’intéresse plus d’entendre parler d’eux, je ne vois pas l’intérêt ni de me moquer, ni de l’écouter s’en plaindre.
Encore une chose que je ne comprendrai jamais vraiment chez rei : elle méprise aussi, un peu, les parents ; elle en dit énormément du mal, mais elle continue d’y aller chaque semaine et refuse de vivre dans une autre ville que la leur. C’est contradictoire pour moi : quand quelqu’un t’agace ou te semble avoir un comportement déplacé (partir en vacances sans nettoyer la maison et laisser une liste de taches à faire en partant à leur fille pile au moment de son anniversaire en est un), tu prends un peu de distance, non ? Sans aller jusqu’à couper les ponts comme moi, prendre l’air le temps d’un ou deux weekends par exemple, semblerait plutôt sain. Mais rei a aussi cette forme de loyauté. Elle considère que quoi que fassent les parents, ils restent les parents auxquels on doit respect et fidélité. Weekend après weekend.
Je suis mal à l’aise avec l’idée de médire dans leur dos. Et je n’ai pas envie de parler d’eux plus que des dents de sagesse qu’on m’a arrachées quand j’étais ado. Il n’y en a aucune nécessité. Je ne ressens presque plus de souffrance ; majoritairement, aujourd’hui, il y a des regrets d’une part, parce qu’effectivement, des parents, je n’en aurai pas d’autres, et puis il y a la sensation d’avoir manqué de quelque chose, mais ça s’arrête à peu près là. Je ne leur veux aucun mal, je ne veux pas lister leurs défauts, je ne veux pas m’en plaindre. Ils appartiennent au passé, autant que faire se peut quand il s’agit de parents. Je ne veut pas nier leur existence, mais ça ne m’intéresse pas de les évoquer.
Visiblement l’accord tacite aura besoin d’être explicité un jour.

« Tu as le bonjour des parents ».
J’ai eu un rire. Silence. J’ai marqué l’arrêt, puis : « oh, vraiment ? ». Elle a mis les oeufs dans la poële et a dit, de son ton indifférent : « vraiment ». J’ai marqué une petite pause. « Ah ok, je croyais que tu plaisantais ». Et c’est tout.
Mes parents pensent encore à leur dent de sagesse. Ils pensent peut-être que, à force de patience, elle repoussera ? Que tout n’est pas totalement perdu ? Que ce n’est qu’une lubie ?
Le côté permanent de la chose telle que je la vis depuis bientôt un an n’est pas apparemment pas perçu de la même façon par tous.

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