Etrangement, on peut être trahi même quand on n’avait aucune confiance. On se méfie et on surveille du coin de l’oeil, mais voilà, on peut être trahi. Par soi-même. Par son corps.
Voilà plusieurs semaines que je me heurte à ce post, vingt fois esquissé, jamais publié. C’est difficile de décrire la trahison que j’affronte, parce que le rapport que j’ai à mon corps n’a jamais été celui de la franche camaraderie. Et ça l’est aussi parce que j’ai conscience que la trahison que je vis n’est pas si grave que ça, tout bien pesé.
Une partie de cette envie de nuancer et atténuer le poids des mauvaises nouvelles vient du fait que je n’ai justement jamais été en bons termes avec mon corps et que, d’une certaine façon, je ne m’attends pas à grand’chose de lui.
Je me suis promis de ne plus dire ce genre de choses, de ne plus les penser même, et en général je me tiens plutôt bien à cette saine résolution ; mais il faut bien le dire : cela vient en grande partie de mes parents, qui m’ont appris à haïr ce à quoi je ressemblais, et je ne suis pas sûre qu’ils aient réalisé, en disant certaines choses, combien elles pouvaient être marquantes sur la jeune fille que j’étais. Me comparer à une pute pour un simple reflet auburn dans les cheveux, ou me traiter comme une obèse (je faisais pourtant un simple 38 quand j’ai quitté la maison à 18 ans), constituaient l’essentiel des rares occasions que j’avais de prendre la mesure de ce à quoi je ressemblais, et le bilan n’était pas brillant. La réconciliation avec mon corps n’a jamais eu lieu pendant les 15 années qui ont suivi, ce qui n’a naturellement pas aidé mon tempérament déjà assez peu coquet. Aujourd’hui, dans mon nouvel appartement, j’ai un miroir un peu plus grand que les précédents, dans lequel je me regarde, et dans lequel, pour tout dire, je me découvre, parce que je suis suffisamment en paix avec moi-même, pour la première fois, pour accepter de m’étudier au lieu de me fuir. Je me découvre également des envies que je n’avais jamais ressenties, des achats totalement nouveaux, je profite de ma toute première baignoire pour prendre le temps, enfin, de m’offrir quelques heures de détente et de soin. C’est ridicule de penser que j’ai mis autant de temps à m’acheter mon premier masque pour le visage, mais on en est là. Et dans le conflit qui m’opposait à mon corps, je pense que pour la première fois, on peut dire que je réplique au lieu de simplement subir ses attaques. Mais globalement, j’ai toujours été à couteaux tirés avec mon enveloppe corporelle ; je ne l’ai jamais considérée « moi », c’est juste un moyen, un outil, un hôte, une coquille. Presqu’une entité à part échappant à ma volonté. Alors forcément, je n’ai pas le droit de m’en plaindre, les choses sont, à quelques naissantes nuances près, toujours ce qu’elles ont été.
Et puis bien-sûr, ce n’est pas comme si je m’étais découvert, disons, un cancer. Je suis à peu près sûre que c’est un cancer qui aura, littéralement, ma peau, c’est ma conviction depuis que je sais que ce n’est pas de ma main que je mourrai, mais pas avant quelques années, un minimum d’une décennie. Concrètement, ce n’est pas « grave », ce qui m’arrive.
C’est juste une souffrance quotidienne. C’est juste une déformation défigurante. C’est juste une blessure honteuse.
Je suis née avec une malformation invisible, en quelque sorte, située dans le dos, sous la peau, à l’abri des regards indiscrets, mais qui, quand elle s’infecte dans sa cachette, devient soudainement très réelle. On a fini par me la diagnostiquer précisément en juillet 2002, lorsque pour la première fois elle s’est enflammée.
A l’époque, j’avais mal en un point bien particulier du dos, qui était devenu rouge, enflammé, gonflé, insupportable ; la dermato d’alors m’a asséné son diagnostic, pratiqué une petite entaille pour soulager et vider l’infection, prescrit des produits à destination interne et externe, et quelques jours plus tard, je pouvais à nouveau mettre des vêtements sans grimacer de douleur simplement à cause du frottement. Il faudrait un jour opérer, oui, mais c’était loin : je préparais mon BTS et ce n’était pas avec mes 33% du SMIC que j’allais me permettre ça.
C’est devenu ma réponse principale : ce n’est pas le moment. Chaque fois que la malformation s’enflammait, je serrais les dents, appliquais mes produits et avalais mes antibiotiques, parfois allais réclamer une petite incision chez un médecin ; on me disait qu’il faudrait penser à l’opération, je hochais gravement la tête, et convenais avec moi-même que ce serait fait, promis. Plus tard.
Evidemment, avoir vu sur internet des photos de l’opération requise n’aidait pas le processus de décision ; se retrouver avec un cratère dans le dos (la plaie ne doit pas être rebouchée et doit cicatriser à l’air libre… ce qui implique d’ailleurs une immobilisation complète pendant des semaines, parfois des mois) n’est pas exactement le rêve de toute jeune femme (j’avais 20 ans en 2002). Sans parler du fait que la perspective d’être ensuite, définitivement, altérée, n’arrangeait pas mes insécurités.
Ce n’est pas le moment, docteur, je vais emménager avec mon petit ami. Ce n’est pas le moment, docteur, je suis au chômage sans indemnité. Ce n’est pas le moment, docteur, je viens de décrocher mon premier CDD depuis des mois. Ce n’est pas le moment, docteur, je viens de réussir mon concours d’entrée dans la fonction publique. Ce n’est pas le moment, docteur, j’attends d’être titularisée. Ce n’est pas le moment, docteur, je viens de changer de cabinet. Ce n’est pas le moment, docteur, je vais bientôt déménager…
Alors ça a continué comme ça pendant des années. Je souffrais, je parais au plus pressé, et je reportais. Toujours dans cet ordre. Et entre deux crises inflammatoires, le plus beau c’est que la malformation redevient quasiment invisible, quasiment impalpable, et quasiment indolore. Alors dans ces phases-là, pourquoi se tracasser ?
Seulement voilà, ça va faire 10 ans maintenant. Et il y a quelques semaines, le dermato d’urgence n’a pas tenu le même discours que les précédents. Cette fois, l’opération, je ne pourrai pas y couper.
Il n’y a pas vraiment matière à urgence, pas au sens propre.
Même les crises n’empirent pas ; je les soupçonne même d’être devenues si tolérables que je les gère par-dessus la jambe. Je me suis habituée à trouver, soudain, un matin, mon dos brûlant, la fameuse protubérance douloureuse et ultrasensible au contact, un peu de fièvre, les signes habituels, quoi ; à mettre certains vêtements plutôt que d’autres, à ressortir mes compresses et mes fioles, et, en dernier recours, à aller demander l’incision magique qui, sans grande surprise, saigne encore un peu pendant un jour ou deux, et dont je gère les conséquences avec une nonchalance effrayante (« cette tâche de sang, là ? Ah oui, c’est rien, c’est mon dos »).
Et finalement, ce n’est pas si contraignant, on est d’accord. Je continue de mener ma vie sans rien changer sinon mes compresses. Pas une âme ne peut même se douter que j’ai mal. Je ne grimace même plus. C’en est devenu désolant de banalité, ce combat contre ma malformation.
Mais le dermato était, ce jour-là, moins complaisant, moins patient, tout simplement moins habitué à ce genre de cas aussi (il ne m’a pas auscultée parce que de toute façon, il ne connait ce genre de cas que sur le papier). Il m’a dit qu’il allait falloir sérieusement s’y mettre, parce que chaque infection, même si je la traite, est dangereuse pour moi, parce que chaque infection rend, surtout, la malformation plus difficilement opérable.
Par réflexe, parce que je gère l’inquiétude de ma malformation depuis presque 10 ans de cette façon, j’ai immédiatement répliqué : « Mais ça va pas être possible, docteur, je ne peux pas être arrêtée plusieurs semaines, il va y avoir les élections présidentielles, le gouvernement va a minima être remanié, comment je vais faire pour le boulot, si je suis immobilisée chez moi, allongée sur le ventre sans possibilité de m’habiller ? ». Ce n’était pas le moment, docteur, vous comprenez. Ca ne l’est jamais.
Sauf quand ça deviendra trop grave. Sauf quand je serai plus vieille et que ma peau ne répondra peut-être plus de la même façon, je n’en sais rien. Sauf tout simplement quand je vais, blasée, traiter ça un peu moins sérieusement et risquer la septicémie.
J’y ai bien pensé, plusieurs fois ; au risque pour ma colonne vertébrale par exemple. Et si cette fois-là, une fois pas comme les autres, mes petits arrangements avec la réalité ne suffisaient pas à limiter les effets ? Et pourquoi ce dermato me parle, pour la première fois en presque 10 ans, de consulter un gastro-entérologue avant d’opérer, est-ce que mes organes risquent quelque chose aussi du fait des inflammations répétées ?
Et puis. Et puis l’infection repart, la douleur est soulagée. Alors je reviens à toutes les autres choses qui comptent, parfois un peu trop, et qui, elles, ne se mettent pas en pause, ne disparaissent pas, n’acceptent pas de se faire oublier. J’oublie presque mes angoisses et je redeviens, presque, un pur esprit, qui n’a pas besoin de se préoccuper de cette vulgaire coquille, ou pas comme ça. Qui apprend pour la première fois à se regarder, s’apprécier, se plaire. Plaire aux autres est déjà arrivé. Me plaire à moi, même si peu, est une première, que j’ai envie d’explorer, ainsi que les mille autres choses qui se profilent ou se produisent.
Je n’ai, objectivement, pas vraiment le droit de me plaindre d’un problème de santé que je peux me permettre, disons, 70% du temps, d’ignorer, pertinemment consciente que tout le monde n’a pas cette chance. C’est ce qui participe, aussi, au report constant de la mise en pratique des choses, avec tout le reste. C’est si ridicule, cette histoire de dos, même pas une maladie, juste une absurde malformation avec un nom ridicule, et sur l’origine de laquelle même les specialistes n’arrivent pas à tomber d’accord. Son traitement est lui aussi ridicule, puisqu’il n’existe pas d’examen pour déterminer sa taille avant d’avoir ouvert et qu’on peut donc, concrètement, me retirer aussi bien un oeuf de caille qu’un oeuf de poule dans le dos, et pour finir, cette idée de laisser le trou béant pendant un mois, deux mois, parfois plus, c’est d’un ridicule consommé (même si c’est évidemment nécessaire et médicalement logique). A se faire expliquer, c’est ubuesque. A s’expliquer soi-même, quand on angoisse ou qu’on rationnalise, c’est absurde. A expliquer à d’autres ? Mon Dieu, j’ai beau avoir formulé ce post plusieurs fois, j’ai l’impression de tout et rien dire à la fois.
Mais les faits sont là. Et l’épée de Damocles devient difficile à ignorer.
Dans le combat qui m’oppose à mon corps, même quand je viens en Paix, ce dernier semble résolu à s’imposer par la force. Le traitre.
Quelques jours après le passage chez ce dermato, une boule douloureuse est apparue à la naissance de l’un des doigts de ma main gauche. Une autre douleur ridicule : à la fois invisible à l’oeil nu, douloureuse au toucher notamment quand je ferme les portes et que la clenche appuie dessus, mais sans conséquence sur la façon dont je peux ouvrir ou fermer la main. Je passe 12h par jour sur un ordinateur, cependant : j’ai consulté. Le médecin m’a dit d’attendre de voir si ça grossit, auquel cas il faudrait opérer.
Une seconde opération en vue ?
Je vais être honnête avec vous, j’ai beaucoup de peine à retrouver le respect naissant que j’éprouvais pour mon corps depuis ce rendez-vous là. C’est la trahison de trop. Alors j’oscille en permanence entre les jours où j’en ai rien à foutre de ce corps de merde, et ceux où j’ai envie d’enterrer la hache de guerre et prendre soin de lui. Je veux le punir. Comme si je n’avais toujours pas intégré qu’il n’y a pas de « lui ». Que moi.
Et elle est là, la trahison suprême.
Je viens de lire ton blog d’une traite (du 09/04
au 12/11)…
Pourra-t-on lire la « belle decennie » ou bien le post de Decembre est le « series finale » ?
Ne t’en fais pas, j’ai prévu un post pour le 25 février
Merci
Vraiment, ton aisance avec les mots est remarquable même quand le sujet est plus « grave » comme ici.
(d’ailleurs ma curiosité me fait me demander où cela en est de l’idée de cette opération sans cesse reportée, puisque ce billet date de presque un an et demi…)