Cela fait un mois. Ou deux, selon le point de vue.
Mon autoproclamé « nouveau commencement » est donc bien entamé. Mais loin d’être achevé, par définition. Il y a encore de nombreux ajustements à faire, de décisions à prendre, d’objectifs à prendre à bras le corps.
Je crois bien que je suis heureuse. Je ne voudrais pas le jurer parce que plusieurs fois par le passé j’ai pensé que je l’étais ; jusqu’à réaliser que je vivais dans un monde trop limité, trop accommodant, trop aveugle. Les phases où j’ai pensé être heureuse par le passé ont en général été des périodes pendant lesquelles je pensais que je n’aurais jamais mieux. Je ne veux plus jamais me contenter de joies au rabais parce que je ne pense pas mériter mieux. Je veux la totale désormais. Fini les concessions. Alors quand je parle de bonheur, j’emploie des précautions. Et vu mes plans, même si c’est du bonheur, ça n’en est que le début, l’allumage, la mèche. Le vrai feu d’artifice sera plus tard.
Mais en tous cas je me sens bien ici. Nouveau département, nouvelle ville, nouvel environnement. J’ai envie d’être gentille avec tout le monde et, ce n’est peut-être qu’une vue de l’esprit, mais les gens semblent eux aussi plus gentils. Les commerçants sont sympas. Les passants sont aimables. Il n’y avait pas tout ça autour de l’ancien appartement, mais c’est vrai que les deux dernières années, je ne me baladais plus vraiment autour de l’immeuble, j’allais à l’essentiel (la gare, le supermarché, le resto japonais), le poil hérissé par l’ambiance qui me semblait toujours plus frigorifiante. Il y avait dans l’air quelque chose de glacial qui faisait que même sans avoir peur, je n’avais pas envie de me promener dans le coin. Ce n’est vraiment pas un problème avec mon quartier d’adoption.
J’aime bien cette tour de Babel qu’est ma nouvelle ville. On ne peut pas y prendre le bus sans y entendre au moins trois ou quatre langues différentes. Je n’en comprends aucune, alors je ferme les yeux en me laissant juste ennivrer par les sonorités. Parfois je voudrais connaître toutes les langues du monde et les télécharger dans mon cerveau, et parfois, comme dans le bus, j’ai juste envie de me repaître de leur exotisme.
D’un moment à l’autre de la journée, le public change. Mais il n’a jamais rien de commun avec celui de l’ancien quartier. Les gens se parlent presque toujours avec gentillesse. Beaucoup de familles, de poussettes, de cinquantenaires et plus (beaucoup plus). Les plus jeunes cèdent leur place aux plus vieux. Les jeunes hommes aident à sortir les poussettes du bus. Ce n’est pas idyllique, parfois les gens sont nerveux, parfois il y a des échanges vifs, mais je ne ressens pas l’hostilité perpétuelle de mon ancien lieu de résidence, juste la fatigue, la promiscuité dans le bus bondé, les différences inconciliables qu’on observe partout. Ca fait plaisir de vivre dans un endroit qui vit et qui respire aussi sainement.
Oh bien-sûr, il y a les inconvénients. Même dans mon paradis rien n’est parfait. Mais ils n’apportent pas d’ombre à mon sourire. La fois où le bus est passé devant des flics armés comme s’ils allaient stopper une émeute, postés en bas des immeubles. La documentation que j’ai potassée avant de venir et qui m’a informée qu’il y a aussi un lot de choses peu reluisantes qui se passent dans certains endroits de la ville. Mais j’en tire un étrange sentiment de sécurité. Les patrouilles de police sont régulières, les rues bien éclairées, et je me fie à mon instinct en matière de sécurité, il ne m’a jamais fait défaut quand il s’agissait d’éviter les situations à risque. Mon instinct est plutôt bien rôdé, d’ailleurs, depuis le temps.
L’appartement prend forme, un meuble à la fois. Progressivement il commence à ressembler à ce que je veux, et j’ai conscience que ça pourra prendre des mois et des mois, au final il y aura toujours qelque chose qui me semblera faisable pour m’y sentir encore mieux. Mais ce qui est frappant, c’est que dés les premières heures, je me suis sentie chez moi. C’est fou comme ce sentiment m’avait manqué, sans que je le sache, depuis… quasiment toujours. Je ne suis pas passée par cette période pendant laquelle j’ai l’impression d’arpenter les pièces de chez quelqu’un d’autre, un appartement d’emprunt. Il est, sans aucune forme de doute, le mien, depuis le moment où j’ai tourné la clé, ouvert la porte et aperçu la pièce vide, avec les rideaux carmin éclairés de lumière, et que j’ai senti une vague de larmes monter, émue comme jamais par la vue de ce qui est devenu dans la seconde « chez moi ». Il ne se passe pas un jour sans que je voie se monter dans ma tête les futurs plans pour améliorer, personnaliser, m’approprier les lieux un peu plus. La couleur des murs, la forme d’une lampe, l’accessoire supplémentaire qui marquera encore plus mon territoire. Un puzzle jamais fini, probablement.
Ce qui me frappe dans ce nouvel environnement, c’est la lumière. Des stores, des rideaux, des fenêtres nues, pas de fenêtre du tout… chaque pièce a sa lumière propre à l’intérieur. Mais surtout, il y a la lumière de dehors. L’éclat de l’immeuble d’en face, quand le soleil lui confère un halo presque blanc qui contraste avec la couleur du ciel. L’immeuble de bureaux, juste derrière, dont les immenses facettes de verre renvoient à chaque instant de la journée une profusion de couleurs et de nuances. Je sors parfois sur le balcon juste pour regarder cette lumière que renvoient les immeubles. La vue dégagée sur un côté, les immeubles qui réchauffent la vue de l’autre. Un peu de verdure, un peu de verre, un peu de béton. Et de la lumière qui rebondit sur tout. Un bout de ville comme je les aime. La vallée s’allume dans la brume à la nuit tombée, les voitures et les bus ronronnent tranquillement, les gens passent en bas dans la rue avec quelques bruits de talon ; ma ville d’adoption bruisse d’une activité rassurante. Ce n’est pas une ville-dortoir, ce n’est pas une banlieue impersonnelle, c’est juste ce qu’il me faut.
Chaque moment de la journée apporte son lot de lumières différentes, de couleurs, de ce mélange parfait entre la ville et le calme.
Parfois un mariage, un évènement sportif viennent apporter de l’animation au samedi après-midi dans la rue. Depuis le balcon, je n’en rate rien mais reste invisible aux passants peu curieux, alors je m’installe et je me régale des lumières et des couleurs qui viennent d’en bas. Je pourrais écrire un poème sur ces instants que je passe là, ni vraiment dehors, ni vraiment dedans.
Plusieurs fois par jour j’ouvre la porte-fenêtre, fais quelques pas sur le balcon, m’accoude, pousse un soupir, et repars en moins d’une minute. Je crois que je veux juste m’assurer que tout est encore bien là. C’est très réel, mais en même temps encore difficile à accepter, mais cette vue m’appartient. Je veux m’assurer qu’à n’importe quel moment je peux venir la posséder. Parce que je suis bel et bien chez moi, pas dans un endroit où je dépends du bon vouloir des autres.
Les odeurs aussi sont différentes, dans une moindre mesure. Le linge qui embaume le living quand la machine tourne dans la cuisine, par exemple. L’encens s’y mêle, l’odeur des bougies, du riz ou des pommes de terre qui suent dans le cuiseur, l’odeur même de la cuisinière au gaz qui semble donner un goût différent à tout. Les produits d’entretien d’une nouvelle marque, parce que je n’ai pas trouvé l’ancienne dans mon nouveau supermarché. Le gel douche, aussi. Les vêtements, bien-sûr, qui embaument différemment. Le thé sur le bureau qui étrangement ne sent plus tout-à-fait la même chose.
Tout est nouveau. Parce que je le veux bien. Je recherche le dépaysement. Je veux que cet appartement ne ressemble à rien que j’aie connu avant.
Dans ce contexte, il n’est qu’à moitié surprenant que ce qui constituait le plus grand défi de ma nouvelle vie m’apparaisse plus facile à vivre que prévu.
C’était donc il y a un mois. Et j’ai y beaucoup moins repensé que je ne l’aurais cru. Ca ne m’a pas tant hantée que je le pensais. Et je ne ressens aucune forme de culpabilité. Je crois que j’ai réussi à tourner la page, contre toute attente. J’étais tellement sûre que ce serait douloureux et difficile.
Ca n’a pas été faute pour eux d’essayer de le rendre douloureux et difficile. Mon premier élan, ce samedi-là, a été de me dire que je consignerais chacun de leurs mots, chacun de leurs gestes, pour ne jamais oublier. Mais au retour j’étais tellement mal, tellement abimée, tellement épuisée, que je ne l’ai pas fait. Et je ne le regrette pas. Je n’ai pas envie de me rappeler. Ca ne m’intéresse plus de me repasser les détails dix, quinze, vingt, cent fois en me demandant s’il aurait pu être possible que les choses tournent autrement, ou ce qu’ils ont voulu dire à tel moment… j’ai donné pendant 30 ans à ce petit jeu-là. Ca ne m’intéresse plus. A ma grande surprise, ça ne me touche plus vraiment. Le lendemain, après une soirée avec une amie, un bon bain bouillant, et quelques épisodes, il n’y paraissait plus. J’étais passée à autre chose. Je n’ai plus pleuré. Je n’ai plus eu peur. J’ai juste abandonné tout ça. Comme libérée non seulement d’eux mais de tout ce qu’ils trimbalent d’ordinaire dans ma vie. Au bout d’une dizaine de jours à ne pas dormir, j’ai fini de les éliminer totalement de mon système. Au début j’étais étonnée que ce soit si facile. Ca n’a pas toujours été si simple de décréter que j’en avais fini avec eux. Mais là, c’est un peu comme quand on revoit un ex dont il a été difficile de se séparer, et qu’on voit tout ce qu’on n’aimait pas, et qu’on en sort avec le sentiment clair et simple que c’est fini même au fond de soi.
Quand il a menacé de me frapper parce que « même si tu as 30 ans, je suis toujours ton père », je crois que c’est là qu’on a atteint le point de non-retour, le dernier. A cet instant-là, pendant que je lui répliquais qu’il pouvait toujours y aller, j’irais porter plainte (n’est-ce pas la chose la plus absurde, menacer un flic d’aller porter plainte pour violences physiques envers sa fille ? quelle famille de tarés), j’ai réalisé l’absurdité de son raisonnement. Pour lui, si je protestais, ce serait parce que je m’estimerais trop grande pour être frappée ; pas parce qu’on ne frappe pas quelqu’un. En même temps que j’ai réalisé à quel point il pensait de travers, j’ai eu la vague réminiscence d’un moment pas si lointain où je pensais de la même façon. Et c’est comme si cette façon de penser était définitivement sortie de mon cerveau à cet instant-là. L’incroyable épiphanie. Ca fait des années que je le sais intellectuellement mais je l’ai senti dans ma chair pour la première fois : je n’appartenais plus à ce cirque macabre. J’allais les laisser avec leur mélasse et vivre une vie meilleure, une vie où frapper les gens ne tombe pas sous le sens pour les faire taire quand ils ne disent pas ce qu’on veut entendre.
Je n’ai pas dit tout ce que j’avais prévu de dire ce jour-là. Ca n’avait plus d’importance. Je n’avais plus de compte à régler. Ils n’étaient plus mes parents. Ils sont devenus étrangers à ce moment-là.
Mon seul regret de ce jour-là, c’est absurde, c’est ridicule, ce n’est rien, rien de ce à quoi je m’attendais. Le regret, c’est que dans ma précipitation j’ai oublié de récupérer un mug de ma grand’mère qui était encore dans le meuble de cuisine et que j’avais prévu de porter à la main parce que je n’avais plus de place dans les sacs. Pourquoi je n’arrive pas à m’en vouloir juste un peu pour la façon dont les choses se sont passées, je l’ignore, mais je n’arrive pas à regretter plus que ça. Je devrais culpabiliser, quelque part je le sens au fond de moi, je devrais, c’est ce que j’ai toujours fait jusque là, après tout, mais là non, c’est fini, ça ne vient plus. Je crois que l’autoflagellation a assez duré, non ? Les questions morales, légales, tout ça, je n’arrive plus à y engouffrer mon cerveau comme avant. Il faudrait probablement que je me pose plus de questions que je ne le fais, que ça ne me ronge plus que ça ne le fait, c’est toujours comme ça que ça s’est passé. Mais non, je ne sens plus cet éternel doute en moi, il a vraiment disparu. Progressivement je recommence à dormir ; je fais encore quelques cauchemars, mais comme des cauchemars qui se parodient eux-mêmes, comme si même eux sentaient que c’était la fin et qu’après ils ne pourront plus me gâcher une nuit. Le plus incroyable c’est qu’en deux mois, pas une fois je n’ai eu de cauchemar de vampires ; c’est sans aucun doute un record personnel. J’ai toujours eu la vague conscience que les vampires étaient leur avatar dans mon subconscient, voilà qui répond définitivement à la question. Ni sang ni sève, ils ne peuvent plus rien me pomper mainternant.
Alors dans mon monde de sons étrangers, de lumières magnifiques et d’odeurs nouvelles, je continue mes changements. Il y en a encore plein devant moi. C’était le but. Il faudra que je m’en souvienne les fois où je serai un peu fatiguée de tout ce qui reste à accomplir.
Mais vous n’avez pas idée de ce que c’est que d’avoir réussi à changer le plus important.
No matter if it’s right or wrong this time
We gotta leave the past behind
There is nothing more to say
So goodbye to yesterday
Standing at the port of no return
As the tears run down my face
No turning back, I won’t do that
So goodbye to yesterday
Goodbye to yesterday
Tu écris magnifiquement !!
Tes mots coulent de source, mes yeux s’y baignent comme dans une rivière tranquille.