Personne à contacter en cas d’urgence

8 mars 2011 à 22:15

Il y a quelques jours, au travail, on nous a demandé de remplir une petite fiche. Ca s’appelait « Personnes à contacter en cas d’urgence », et c’était en apparence inoffensif.
Le problème, c’est qu’après avoir connu un certain nombre de galères, dans la vie, et certaines qu’un professionnel n’a pas honte de qualifier de traumatismes (même moi j’ai du mal à employer ce qualificatif, tout comme je me suis toujours refusée à employer des termes comme « enfant maltraité »), on développe des réflexes assez inattendus dans des situations qui, pour tant d’autres, sont parfaitement quelconques. Les gens trouvent que vous réagissez de façon exagérée, ou que vous êtes hypersensible… et dans un sens ce n’est pas faux, simplement voilà, certaines blessures ont vite fait de se rouvrir, béantes, lorsque certains souvenirs sont convoqués. Et le formulaire des « personnes à contacter en cas d’urgence » me ramène plusieurs années en arrière, justement.

Lorsqu’il y a quelques années, la rupture avec T. m’a mise devant la dure réalité, qui était que je n’avais nulle part où aller maintenant qu’il me mettait dehors, s’était posé le même problème. Et le jour où vous réalisez que vous, vous n’avez personne à contacter en cas d’urgence, quelque chose se casse à jamais. Cela faisait six mois que j’avais définitivement rompu avec mes parents (du moins le croyais-je à l’époque), au terme d’un long travail sur moi-même, et d’une décision qui m’avait été difficile. Six mois plus tard, installée à Nantes, à plusieurs centaines de kilomètres de la région parisienne, loin de qui que ce soit et après avoir progressivement perdu le contact avec les quelques camarades brièvement rencontrées pendant mes études, j’ai réalisé pour la première fois que j’étais seule au monde. J’avais une part de responsabilité, évidemment ; depuis que j’ai perdu ma meilleure amie, au collège, j’ai géré mes amitiés de façon plus distante, opérant régulièrement un grand nettoyage par le vide, me dispensant de ceux qui « ne tiendraient pas le coup », de celles qui « n’étaient là que pour la déconne ». Et puis en emménageant avec T., j’avais plus ou moins tenu pour acquis que ma vie était avec lui et que le reste de l’univers avait moins d’importance, et de fait je m’étais isolée, en plus de l’éloignement géographique.
Alors j’étais là, pendant ce deuxième semestre 2004, à réaliser que, parfois à tort, parfois à raison, je m’étais arrangée pour être seule et je n’avais plus personne vers qui me tourner. Ne serait-ce que pour parler mais aussi, soyons francs, pour trouver un point de chute.

Revenir vers ces parents dont je pensais avoir réussi à me distancier, enfin, semblait la pire des options. Ma soeur, plus jeune, vivait encore chez eux. Quant aux copines, eh bien, il n’y en avait plus, chacune avait fini par faire sa vie de son côté, pour ma défense nous n’avions jamais été franchement proches, mais je n’avais rien fait, je l’ai dit, pour entretenir nos relations.
Alors quoi ?

Je ne sais sincèrement plus, vraiment plus, comment j’en suis venue à la solution la plus évidente de toutes. Mais un jour, on devait déjà être en octobre je pense, en tous cas plusieurs mois après la rupture, et après avoir déjà passé d’interminables semaines à cohabiter avec T. (vivre avec son ex juste après la séparation ? Je ne recommande à PERSONNE), me voilà à l’appeler et, même si pour moi toute cette période est un ensemble de souvenirs confus sur lesquels je ne mets aucun empressement à revenir, y compris en évitant de rouvrir les vieilles plaies en lisant mes archives (puisque ce blog a été ouvert justement pendant cette période), les choses se sont assez rapidement décantées et j’ai fini, quelques jours avant Noël, et alors que la confusion dans le deux pièces de Nantes était la plus totale, par emménager dans la chambre mansardée de sa petite maison de banlieue, avec toute ma vie dans la voiture de mon ex, trop content d’avoir trouvé un endroit où me larguer enfin, pour de bon.
L’histoire nous apprendra plus tard, bien plus tard, que même une rupture aussi terrible, mouvementée et chaotique, n’est pas tout-à-fait venue à mal de nos sentiments l’un pour l’autre, et T. est aujourd’hui encore, bon an mal an, toujours présent dans ma vie.

Nous y voilà donc. La personne à contacter en cas d’urgence, c’était ma grand’mère maternelle.
Et à bien y réfléchir, elle l’avait toujours été. Ce formulaire « Personnes à contacter en cas d’urgence », il était présent sur des cahiers de textes, des carnets de correspondance, et bien d’autres formulaires encore, et c’était le numéro de ma grand’mère qui y apparaissait, à l’école et au collège déjà.

Même sans parler de ce terrifiant formulaire… ma grand’mère avait toujours été la personne sur qui je pouvais compter. Elle était la seule à qui je pouvais parler, et si elle n’a jamais rien fait pour me sortir de là, du moins écoutait-elle ce que j’avais à raconter sur ce qui se passait à la maison. Et elle a été la première voix à oser me dire que ce n’était pas « normal », même si à l’époque je ne pouvais pas le comprendre et passais énormément de temps à lui expliquer combien je le méritais, et combien le travail de mon père était difficile, et combien il était fatigué de jongler entre boulot et travaux dans la maison… bref, en dépit du fait qu’à l’époque, je ne savais pas penser autrement qu’en régurgitant le discours martelé en permanence par un père qui ME faisait ressentir de la culpabilité pour ce que LUI faisait. Il m’a fallu des années pour comprendre tout ce que ma grand’mère m’avait donné.
Elle avait ses jugements tranchés, de ceux que l’expérience autorise à avoir même s’ils semblent souvent un peu fermés, voire parfois obtus. Elle n’avait pas peur de dire ce qu’elle pensait, et je crois que c’était aussi ce qui était profondément rassurant, chez elle : j’allais la voir et je savais à quoi m’en tenir. Même lorsque j’ai commencé à n’être pas systématiquement d’accord, je ressentais toujours un immense respect pour ses opinions. Elles avaient le mérite d’être claires, parfaitement compréhensibles. Tout le contraire de mon père, avec qui j’ai toujours eu le sentiment de vivre dans l’incertitude, sur le qui-vive.

Elle m’avait aussi, là encore sans que je m’en rende forcément compte, offert le cadeau le plus précieux : une sortie de secours. Elle m’emmenait en vacances et me montrait le monde tel que j’aurais dû, en petite fille de moins de dix ans, pouvoir le voir. Elle m’a appris la liberté quand je n’avais aucune idée de comment en profiter. Mais c’était bon, plus grande, de m’en souvenir et de réaliser de tout ce qu’elle avait fait. Les graines qu’elle avait semées et qui n’ont germé que deux décennies après. Les portes qu’elle avait déverrouillées et que je n’ai eu l’audace de poussées qu’à l’âge adulte. Les données que, finalement, elle a cachées quelque part dans ma banque de données personnelle, et que je n’ai su trouver que bien plus tard.

Aujourd’hui ça fait très exactement 5 ans qu’elle est partie.
Alors, c’est vrai. Les urgences sont moins vitales. Je n’ai plus peur de mon père. Je n’ai plus peur d’être quelqu’un de foncièrement néfaste qui mérite ce qui lui arrive. Je n’ai plus peur de me retrouver à la rue, sans toit sur ma tête. Je n’ai plus peur de mourir de faim.
Mais parfois, je voudrais avoir son avis, son conseil, juste son regard gris face au mien, et le dernier numéro appelé, sur mon portable, est le sien.
Personne à contacter en cas d’urgence.

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