Quand j’étais adolescente, je ne me rappelle plus trop, au juste, pourquoi, j’ai eu pendant quelques années des cours de théâtre. Pour quelqu’un qui a toujours voulu écrire et qui n’a jamais voulu être sur le devant de la scène, ça peut paraitre étonnant d’avoir passé tant de temps sur les planches. Je n’arrive sincèrement plus à me rappeler comment c’est venu. Peut-être aussi que mes parents m’y ont encouragée parce qu’ils se désespéraient de me voir rester des heures entières devant des feuilles de papier. A l’époque j’y ai connu des dilemmes insolubles parce que soudain j’étais confrontée à des gens et que j’essayais de comprendre, en quelques heures par semaine, comment fonctionnaient les gens qui ne vivaient pas comme moi. J’y ai aussi connu un modeste mais difficilement évitable lot de peines de cœur et d’amitiés fugaces ; je le répète, j’étais adolescente. Je n’avais pas l’impression d’en avoir tiré grand’chose. Je manquais toujours d’assurance, je ne savais pas me mettre en avant et je ne suis même pas certaine d’avoir bien joué, bien que mes souvenirs des répétitions comme des représentations soient très flous à présent. La dernière année, au conservatoire, aurait dû tirer quelque chose de moi mais, au lieu de ça, je crois que j’étais terrifiée à l’idée d’être entourée d’adultes qui, eux, semblaient savoir quoi faire de leur corps, leurs émotions et leur voix, et qui, même quand la pièce sonnait faux, parvenaient à exsuder quelque chose. Et puis j’ai passé le bac et mis tout ça derrière moi sans vraiment y repenser.
Ce n’est qu’assez récemment que j’ai réalisé tout le bien que ça m’avait
fait. Et un peu de mal aussi, car l’un ne vient pas sans l’autre.
Après ces années passées sur les planches, j’ai pris conscience en premier lieu de la façon d’utiliser ma voix. On me dit depuis quelques années maintenant que j’ai une belle voix, et je sais à présent, après avoir longtemps cru à une blague, que ses modulations et ses inflexions, ses changements de ton soudains et ses oscillations subtiles, font partie, indubitablement, de ce qui plait chez moi. J’en ai douté, et puis je l’ai vérifié et je sais aujourd’hui que je peux compter sur ma voix (à condition qu’elle puisse compter sur moi, et d’ailleurs j’ai compris assez tard, après des années d’angines, qu’il fallait en prendre soin).
Mais c’est aussi et surtout une arme immense en termes de pouvoir. C’est fou à quel point ma capacité de persuasion augmente sitôt que je joue avec ma voix. Aujourd’hui, ma manipulation passe essentiellement par là.
Et le plus miraculeux c’est que, comme les filles avec des énormes seins qui ne se rendent même pas compte qu’elles ont passé la soirée à les balader sous le nez des mecs, je le fais sans même y prendre garde. Au pire, parfois, dans une conversation, je m’entends penser « je vais dire la phrase doucement pour ne pas donner l’impression de l’agresser », mais c’est plus en témoin qu’en acteur. Je maîtrise sans chercher à maîtriser. Ça me sert énormément. Auprès de mes patrons, la voix douce et docile, auprès d’un ami contre qui je suis encore en colère, un ton sec et sans réplique, et à l’amie à qui je confie ce qui est le premier embryon de sentiment amoureux depuis des années, une tonalité girly que je ne me connaissais même pas. Le message passe simplement mieux que si je le disais sur le ton qui est celui de mon cœur, plus monocorde.
Ma voix m’aide à devenir une caricature de moi-même. Mais c’est tellement pratique. Une inflexion de voix peut économiser plusieurs phrases d’une conversation ; pour quelqu’un de bavard, c’est un atout utile !
Pourtant, si le théâtre a porté ses fruits, c’est assez triste de voir que j’ai assez peu profité de l’expérience sur le moment. Peut-être qu’aujourd’hui je pourrais faire mieux. Parce que j’ai gagné énormément d’assurance, paradoxalement, en dépit de mes problèmes d’estime, et parce que depuis quelques années, je suis en représentation constante. Et le théâtre n’a pas vraiment aidé ce phénomène, même si je le dois aussi énormément aux mensonges constants et aux attitudes de façade permanentes qu’on avait en famille, où il fallait un alibi dés qu’on avait regardé la télévision pendant une heure ou qu’on avait voulu faire un tour en vélo après les cours.
Je suis devenue une épatante showgirl. Sérieusement, je m’impressionne moi-même certaines fois.
Là encore c’est devenu une seconde nature. Dés que je suis en présence de quelqu’un, je me mets à sourire et plaisanter, raconter des anecdotes et parler de séries et des films, et je sens bien que ça y est, j’ai enfilé mon costume, je suis sur scène et c’est trop tard pour voir la personne sous le personnage, je monte un show. Je soupire intérieurement et je continue… difficile de faire marche arrière, et trop angoissant de prendre le risque de gâcher la soirée.
Il n’y a bien que par téléphone ou surtout par écrit que j’arrive à peu près à ne pas chercher à donner le change systématiquement.
C’est ce que j’essaye de changer depuis quelques semaines, en tentant de m’ouvrir, en toute franchise, à certains de mes amis. Je vois ceux qui préféraient la version superficielle, et ceux qui arrivent à accepter la version originale. Je ne vais pas mentir : je les jauge à l’aune de ce qu’ils arrivent à encaisser. Si je dois changer des choses cette année, et c’est un peu la décision que je suis en train de prendre, alors ceux qui ont besoin que je me mette en scène vont rapidement se faire dégager. De toute façon, ce ne serait pas juste de les garder alors que j’ai décidé de baisser le rideau et qu’ils ne sont pas là pour ça.
Et puis, je commence à avoir des conversations en face à face au cours desquelles je n’ai plus peur de tomber le masque et montrer ce qui est vraiment sombre et angoissé chez moi, et j’apprécie d’autant plus les gens avec qui je peux le faire. Je dirais même que ces gens-là gagnent automatiquement mon estime pour me laisser me dénuder ainsi sans me repousser. C’est impressionnant que quelqu’un les ait suffisamment accrochées pour qu’on en arrive là. Il y a entre autres cette collègue qui a 40 ans révolus et avec qui les conversations ont pris un cours surprenant, à l’occasion. Il y a les moments où je voudrais m’enfoncer le nez dans mon pull et arrêter de plaisanter, et avec elle, une fois de temps en temps, j’arrive à le faire. Pas tout le temps, il reste beaucoup de déconne dans nos relations, mais de plus en plus. Ça m’ennuie uniquement parce que j’aime cloisonner le privé et le professionnel, mais en-dehors de ça c’est incroyablement libérateur, d’autant que la conversation se déroule d’égale à égale et qu’elle me donne l’impression d’en faire autant en face. J’ai envie de plus de relations comme ça dans ma vie.
Je ne me satisfais plus d’être simplement celle qui raconte des blagues, se distingue pour sa répartie et écoute paisiblement les autres avec quelques conseils dans sa besace.
Quand j’ai ouvert un compte formspring, j’espérais qu’il y aurait du défi. Qu’on me demanderait justement de me désaper pour tester les limites, je m’attendais même à une certaine brutalité. Qu’on me permettrait de mettre fin au show. Certaines questions m’ont un peu chatouillée, mais guère plus.
J’attends avec impatience de rencontrer, sur internet ou dans la vraie vie, quelqu’un qui aura ce qu’il faut dans le pantalon pour me pousser à arrêter la comédie, et, au lieu de chercher à donner le change, au moins une fois de temps en temps, qui saura me pousser à m’interpréter moi-même.