Pas tous les jours facile d’avoir un voisin célèbre : le Canada souffre bien souvent d’un déficit de reconnaissance, du fait de la domination de la popculture américaine dans le monde. Pire encore, vue de l’étranger, la fiction canadienne est souvent prise pour de la fiction américaine ! Ce qui n’aide pas à être jugé à sa juste valeur… Si vous voulez voir le Canada et sa télévision être réhabilités, vous êtes au bon endroit.
– Lutter contre l’invasion des USA
En 1948, on dénombrait au Canada très exactement 325 postes de télévision… mais aucune chaîne ! Comment l’expliquer ? Par la proximité des États-Unis, dont les networks ABC, CBS et NBC peuvent être réceptionnés près de la frontière. Pour l’instant, ça peut apparaitre comme un détail, mais en réalité c’est l’un des deux éléments qui ont déterminé la première décennie de la télévision canadienne. L’autre étant, tout simplement, une question purement linguistique, avec d’une part les Canadiens anglophones, et d’autre part les Canadiens francophones, qui ont chacun configuré la télévision à leur façon. Mais, attendez… on est allés un peu vite, là.
Les premières expérimentations autour de la télévision commencent avec les années 30, mais tant qu’elles ne sont pas concluantes, le Canada s’en tient à la radio. En 1932, afin de réguler les transmissions par ondes, une loi est votée aux fins de créer une autorité du nom de CRBC (Canadian Radio Broadcasting Commission), qui devient en même temps une radio publique. Quatre ans plus tard, l’organisation prend le nom de CBC qui reste la station de radio principale du pays jusqu’en 1952, date à laquelle elle se lance dans l’aventure cathodique. La raison est simple : les foyers commencent à s’équiper en télévisions, mais la seule offre provient des États-Unis ; de crainte que le pays ne s’identifie trop, et en espérant rassembler les spectateurs autour d’une identité commune, la loi de 1952 prévoit donc la création d’un network national. La même année, une première station, bilingue, est lancée à Montréal sous le nom de CBFT. Deux jours plus tard, une deuxième, répondant au nom de CBLT, fait ses débuts à Toronto, mais cette fois elle est uniquement anglophone. CBFT finit par n’émettre qu’en français. Cette séparation marquée entre télévision anglophone et télévision francophone va en fait s’avérer être à la fois la bénédiction et la malédiction de la télévision canadienne.
Car ce sont bien deux formes de programmation qui vont en découler : CBLT, dont le public n’a besoin d’aucune sorte de traduction, a tôt fait d’importer de nombreux programmes venus des Etats-Unis, tandis que CBFT est toute entière tournée vers la production de contenus inédits. Et pendant que la communauté anglophone continue (ô ironie du sort) à s’imprégner de la culture étasunienne, la communauté francophone se rassemble autour de programmes taillés absolument sur mesure, n’achetant que très peu de produits francophones venus de l’étranger. Dans cette fringale schizophrène de télévision, il y a en tous cas un gagnant : l’industrie des récepteurs de télévision. En 1954, on en compte déjà un million dans le pays !
En 1958, le nouveau gouvernement, cédant à la pression des diffuseurs privés, décharge CBC de la tâche de régulation des ondes, et la nouvelle autorité ainsi créée, la BBG, commence à accorder des licences privées. Les petites stations privées existaient avant cela, mais elles étaient légalement obligées de s’affilier à CBC ; avec ce changement réglementaire, elles sont désormais indépendantes, et elles ont tôt fait de se regrouper en un network privé, le premier : CTN, lancée en 1961, et qui deviendra l’année suivante CTV. Le gouvernement tente également d’atténuer l’influence de la télévision étrangère (comprenez : venue des USA), et impose un quota de 55% de productions canadiennes, ou, plutôt, de productions pouvant intéresser les Canadiens, ce qui n’est pas exactement la même chose, mais c’est l’intention qui compte. Cela n’enraye pas l’invasion américaine sur les networks anglophones (et ça n’a jamais été un problème pour le public francophone qui a toujours eu son content de programmes originaux), mais permet tout de même d’en diminuer un peu les effets. L’initiative est d’autant plus importante que désormais, 9 foyers canadiens sur 10 ont la télévision.
Dur, dur de trouver la juste régulation pour le CRTC
– L’excès en tout est un défaut
Le câble, qui connaissait des balbutiements depuis les années 50, quand il s’agissait d’amener la télévision américaine dans les foyers éloignés de la frontière, connaît également une croissance importante qu’il faut désormais prendre en compte. Aussi, l’autorité de régulation BBG disparait en 1968, pour être remplacée par le CRTC, dont la difficile mission pendant les années 70 va être d’essayer de régulier le marché câblé alors en pleine expansion. Cette expansion, on la doit aux importations américaines, mais aussi à un phénomène des seventies : l’apparition de stations privées locales, comme Global dans le sud-ouest de l’Ontario, ou City-TV dans la région de Toronto. On voit également apparaitre un network francophone privé, TVA.
Une fois de plus, le problème de cette multiplicité de chaînes est que le public a un accès quasi-illimité à un nombre de productions inouïes, mais qu’elles ne sont toujours pas assez souvent conçues au Canada ; à l’exception de la partie francophone du pays qui va très bien, merci pour elle. Les réseaux câblés obtiennent une sorte de compromis : ils pourront offrir autant de programmes américains qu’ils le souhaitent, pourvu de relayer également, dans leur offre basique, des chaînes canadiennes, et notamment les petites chaînes locales, dans les villes ainsi connectées. En réalité, c’est un cadeau que la législation fait aux opérateurs du câble, qui connaissent un taux de pénétration fulgurant pendant les années 80. Et pendant ce temps, mécaniquement, CBC perd de plus en plus de spectateurs… et donc de financements publics.
Pour ne rien arranger aux affaires de CBC, l’offre satellite va se développer et s’étendre, atteignant des régions jusque là difficiles à toucher. Le versant anglophone de CBC a un mal fou à exister dans un tel contexte ; le Parlement lui octroie un million de dollars canadiens par an (soit 20% de son budget), mais c’est insuffisant pour rester compétitif. Et devinez quoi ? C’est moins cher d’acheter un programme aux USA que d’en produire un ! C’est le serpent qui se mord la queue, et surtout, une vraie période de crise pour CBC qui ne peut satisfaire aux exigences du Parlement qui le finance, mais ne parvient pas non plus à attirer des spectateurs quand elles sont appliquées.
La crise du monde des médias ne va d’ailleurs pas toucher que le network public. Un certain nombre de chaînes, incapables de se subventionner après avoir obtenu si facilement une licence auprès de la CRTC pendant les décennies précédentes, vont fermer boutique. Le câble, cherchant désespérément quelque chose à diffuser, va obtenir de la CRTC plus de liberté dans son offre et ses tarifs, et surtout, va pouvoir importer plus de chaînes venues des États-Unis (dont HBO)… Voilà que le Canada, une fois de plus, se retrouve à dépendre de son voisin du sud !
A partir du milieu des années 90, les affaires reprennent. Des mutations internes à l’intérieur de CTV conduisent au rachat du network par l’une de ses stations, tandis que Canwest Global System, un network tout récent, prend rapidement de l’ampleur pour se rebaptiser tout simplement Global. Ces trois networks formeront l’essentiel du panorama des chaînes gratuites, pendant que le câble développera son offre. Mais en dépit des tentatives pour privilégier la création nationale, les études indiquent qu’aujourd’hui, seulement un tiers de ce que regardent les spectateurs canadiens est produit dans leur pays…
Une vue du CBC Broadcasting Centre
– Les principales chaînes canadiennes
Pour avoir un aperçu des chaînes qui nous intéressent, procédons par ordre ! Historiquement, il semble logique de commencer par les networks publics :
– CBC : l’offre publique anglophone a un mal fou à exister depuis qu’elle a été contrainte d’abandonner presque totalement les imports américains. Sur son antenne, on trouve aujourd’hui essentiellement des productions nationales et des programmes britanniques, apparemment considérés comme plus fréquentables. Ce n’est que très récemment que la chaîne, grâce notamment à sa politique de fictions, a réussi à sortir un peu la tête de l’eau.
– La Télévision de Radio-Canada : pendant francophone du précédent, et loin de connaître les mêmes problèmes. On l’a dit, la télévision s’adressant au public francophone (essentiellement québécois) n’a jamais vraiment eu de mal à lancer ses propres projets, si bien que dés la fin des années 50, les 10 programmes les plus populaires sur la chaîne francophone étaient déjà créés au Canada. Aujourd’hui, si on trouve quelques séries doublées, et si son public ne représente qu’une partie de la population, la priorité est toujours donnée aux productions maison. Hélas, les audiences ne suivent plus forcément.
Mais ensuite, il est difficile de passer derrière un aussi bon élève en matière de productions nationales que peut l’être Radio-Canada. Tentons tout de même de jeter un œil aux networks privés :
– Citytv : basée sur 5 chaînes opérant dans de grandes villes, Citytv n’est pas tout-à-fait une chaîne nationale, mais elle a su atteindre une taille plus que raisonnable, devenant même l’une des plus grandes chaînes du pays à ne pas s’appuyer sur un système de network.
– CTV : historiquement, c’est le premier network privé du pays, mais CTV est également premier au niveau des audiences, en particulier depuis une décennie.
– Global : lancée d’abord de façon locale dans l’Ontario en 1974, il s’agit d’un network qui s’est vite étendu, grâce à une politique d’acquisitions très agressive. Après avoir longtemps réussi à caracoler en tête des audiences, Global est depuis 2004 redescendu sur la 2e marche du podium.
– TVA : ce network privé francophone rivalise avec la Télévision de Radio-Canada, au point de lui ravir bien souvent la première place des audiences. La raison n’est pas à chercher bien loin, elle réside une fois encore dans le dynamisme de la programmation et la politique de commande de nouveaux contenus.
Côté câble, beaucoup de chaînes présentent une forte parenté avec l’éternel voisin : HBO Canada (HBO) Showcase (Showtime), Bravo! Canada (Bravo!)… Mentionnons également Space, de toute évidence orienté vers la SF, MuchMusic, plutôt à destination des adolescents, The Movie Network/Movie Central, qui ne proposent justement pas que des films, et le francophone Séries Plus (au nom assez transparent).
Nos cousins éloignés, La Famille Plouffe
– Pitonnons la télécommande…
Là, comme ça, on a un peu l’impression que la fiction canadienne a du mal à exister, voire, pire encore, qu’elle est inexistante. Ce serait une exagération de la vérité parce qu’en réalité, si vous vous souvenez bien, on a dit que la proximité de la télévision étasunienne était à la fois une bénédiction et une malédiction. Eh bien justement, avoir tant de savoir-faire à quelques heures d’avion de là, ça vous change une télévision.
C’est quelque chose que la fiction canadienne francophone a toujours compris, d’ailleurs. Très tôt, elle se propose de lancer des projets en s’inspirant des techniques développées aux États-Unis… ou ailleurs. Ainsi se développe le téléroman, à mi-chemin entre la telenovela et le soap ; c’est le succès de la série La Famille Plouffe, en 1953, qui popularisera le genre, en lui adjoignant également un ton parfois légèrement humoristique. Tournée en direct (publicité comprise), la série, adaptée d’un équivalent radiophonique, deviendra un phénomène ; elle connaîtra aussi deux films dans les années 80.
Le format du téléroman a aujourd’hui changé, afin de rivaliser avec d’autres fictions modernes, mais la série feuilletonnante québécoise a encore de beaux jours devant elle. En France, on connaît depuis quelques années un peu mieux les productions venues de nos voisins québécois, grâce à des séries comme Un gars, une fille, Le coeur a ses raisons, Minuit, le soir ou Les Invincibles. Notez que parmi ces fictions, certaines sont également adaptées en France… comme quoi, la fiction canadienne a du bon.
Les Constellation Awards, pour les stars de la SF canadienne
– Le cas particulier de la SF
Sur un plan purement littéraire, le Canada a une longue tradition de science-fiction. Ce n’est donc pas très étonnant si l’un des axes autour desquels la fiction canadienne s’est peut-être rendue la plus célèbre est justement ce genre. CBC programme très tôt des séries de science-fiction, comme par exemple Space Command, plutôt destiné au jeune public, et dont l’un des rôles principaux sera tenu par James Doohan. Un jeune acteur inconnu y fera également ses débuts : c’est William Shatner. Tous les deux se retrouveront quelques années plus tard dans Star Trek…!
Mais le phénomène est loin de se borner à ce genre de choses, naturellement. Toujours dans la grande tradition de la science-fiction canadienne, les années 70 voient fleurir un nombre grandissant d’expérimentations en tous genres. Dans les années 80, le Canada s’oriente plutôt vers l’animation pour les séries de science-fiction ; cette tradition est encore très présente de nos jours, et le Canada est même le premier producteur de séries d’animations en 3D. L’industrie audio-visuelle canadienne a d’ailleurs des récompenses spécifiquement destinées aux séries de science-fiction, les Constellation Awards.
Mais ce sont les années 90 qui vont tout changer, d’abord parce que le gouvernement adoucit la législation fiscale, et surtout parce que le niveau de production le permet. De nombreuses séries de science-fiction seront ainsi produites, parfois en partenariat avec d’autres pays. Avec des partenaires américains, allemands, britanniques… la science-fiction canadienne n’arrive plus à s’arrêter : des séries comme Lexx ou Invasion Planète Terre prouvent que le Canada est performant dans ce domaine. Des cas plus exceptionnels se produisent également, comme la co-production avec l’Afrique du Sud de la série Charlie Jade.
Et c’est notamment ce qui attirera la production sur le sol canadien de séries comme X-Files ou Stargate SG-1. Depuis, les productions américaines trouvent un grand intérêt à venir tourner leurs séries de science-fiction dans les paysages canadiens : variété des décors, moyens techniques et structures sur place, et surtout, un coût réduit, tout cela rend la budgétisation d’une production tellement plus simple, surtout en des temps où les finances des séries ont tendance à être resserrées. C’est un véritable El Dorado que les productions étasuniennes ont trouvé à Vancouver ou Toronto… Ces villes ont accueilli et participé aux tournages de Dead Zone, The 4400, Andromeda et plus récemment Battlestar Galactica.
Rookie Blue, déjà certaine de revenir en 2011
– La fiction canadienne, l’avenir de la télé US ?
Avouez que ce serait ironique. C’est pourtant en partie vrai : le nombre de canadiens à travailler à la télévision américaine est simplement énorme. Acteurs, scénaristes et producteurs canadiens s’infiltrent depuis les années 60 dans les productions américaines, et participent à un échange constant entre les fictions des deux pays. Rappelons aussi que l’une des plus importantes institutions de la télévision américaine, le Saturday Night Live, est depuis plus de 35 ans menée par un canadien, Lorne Michaels. Mais surtout, la liste des acteurs connus pour leur carrière américaine mais en fait nés au Canada a de quoi extirper un cri de surprise à n’importe qui : David James Elliott (JAG), Donald Sutherland (Dirty Sexy Money), Evangeline Lilly (Lost), Joshua Jackson (Fringe), Michael J. Fox (Spin City), Nathan Fillion (Castle), Sarah Chalke (Scrubs)… et bien-sûr, la plus américaine des Canadiennes, Pamela Anderson (certainement un paradoxe à elle seule). Une liste longue comme le bras, que faute de place nous ne développerons pas ici, mais dont il serait impossible qu’elle ne vous étonne pas au moins une fois ou deux.
Ne croyez pas que ça s’arrête là ! A force de consommer de la série américaine, la fiction canadienne est allée à bonne école ; c’est, en fin de compte, sa bénédiction. Aujourd’hui, les séries canadiennes anglophones marchent si bien qu’elles sont achetées avec empressement par les chaînes américaines. En fait, on en est arrivés à un stade où les spectateurs français croient regarder une série américaine, vendue comme telle parce que connue pour avoir été diffusée sur une chaîne américaine, quand elle est en réalité canadienne. Et les exemples ne manquent pas : FX: Effets Spéciaux, Sydney Fox, Poltergeist ou encore L’Immortelle ont ouvert le bal dans les années 90, prouvant que les séries canadiennes n’avaient plus rien à envier à leurs voisines.
Plus récemment, The Listener, Flashpoint, 18 to Life ou Rookie Blue ont été diffusées sur de grands networks des USA. Pourquoi ? Parce que c’est moins cher pour un network américain d’acheter une série canadienne que de commander une série inédite (ou même un reality show) sur son propre sol. Cet été encore, les chiffres ont été parlants ; là où ABC programmait l’an dernier des rediffusions de Grey’s Anatomy, Rookie Blue a fait 137% d’audiences en plus, pour un coût de production essentiellement supporté par sa chaîne canadienne d’origine, Global. Une affaire. Quant à CBS, elle tient avec Flashpoint une série qui rivalise presque avec les rediffusions de ses procedurals (Les Experts et tutti quanti), et pour ce prix-là, proposer des inédits l’été, c’est une aubaine.
…En ces temps de restrictions budgétaires, voilà donc les chaînes américaines qui trouvent un grand intérêt à combler leurs grilles avec des séries canadiennes. Ironique, non ?
Article également publié sur SeriesLive.com.