La semaine dernière, il s’est passé quelque chose d’anodin et d’incroyable. J’ai reçu mon arrêté de nomination. Celui qui dit qu’enfin je peux souffler.
J’ai attendu de vivre ce moment depuis mon premier jour, quand le 1er septembre 2008, j’ai commencé ce travail que j’avais décroché grâce à ma réussite au concours de la fonction publique. Pour moi, c’était énorme. Je ne sais pas si vous vous souvenez de ça, du printemps 2008, de ma fringale de vivre, c’était une sacrée période…
C’était énorme parce qu’il y a encore 4 ans je crevais de faim. Si vous voulez faire le meilleur régime de votre vie, je recommande chaudement le chômage sans indemnité. Le jour où vous volez un paquet de bouillon en cubes juste parce que l’idée de manger vos 2kg de pâtes par semaine avec uniquement de l’eau vos retourne l’estomac au point de préférer vous affamer, vous savez que vous ne verrez plus jamais rien avec le même regard. C’était il y a 4 ans et certains jours, je porte une fourchette à ma bouche et j’ai encore les yeux humides.
Ce soir je suis rentrée chez moi et je savais que j’allais pouvoir regarder les Emmy Awards, et je me suis acheté des sushis, et ça n’était pas anodin. Ce ne l’est plus jamais. C’était il y a 4 ans et je n’ai jamais vraiment cicatrisé. Et voilà qu’un connard a retardé d’un an ma titularisation par pure mesquinerie, et je pense, au fond de moi, que si je n’avais pas eu l’un de mes patrons pour m’encourager à tenir bon et à me dépasser, j’aurais sincèrement pu faire du mal à cet enfoiré qui n’a sans doute jamais eu à voler un paquet de bouillon en cubes pour rendre la vie plus supportable.
Alors je pensais que cet arrêté allait, au bout du chemin, allait me renverser. Me rendre folle de bonheur.
Mais il n’y a eu de soulagement. Il n’y a pas eu d’ivresse. J’ai signé l’arrêté, je me le suis scanné pour garder une copie, et je me suis remise au travail. Juste comme ça. Je n’attendais plus cet arrêté, et il ne signifiait même plus rien pour moi. J’avais trop galéré pour y attacher encore la moindre importance.
L’anecdote pourrait s’arrêter là.
Mais ce soir, je me suis soudainement effondrée en larmes sans la moindre raison apparente. Pas pleuré de joie. Pleuré de désespoir.
J’ai pleuré parce qu’après tout ce temps, toutes ces complications, toutes ces histoires, toutes les fois où j’ai eu l’impression que ça irait mieux et que je devais avaler des comprimés pour faire semblant de sourire, toutes ces fois où j’ai eu l’impression que j’aurais le cœur brisé de façon irréparable et que quelqu’un me le brisait encore plus, toutes ces fois où j’ai eu le sentiment de ne plus me souvenir de ce qu’était le véritable désespoir et où je tentais de relativiser mes ténèbres par la comparaison…
…après tout ça, j’ai regardé autour de moi, et j’ai vu que j’étais la plus chanceuse.
J’ai survécu à tout ça. Je ne sais pas comment, certainement pas par force comme certaines personnes me le disent, plus probablement par un mélange de réflexe et d’espoir que « les choses finissent par aller mieux », je dois avoir ça en moi, cette sorte de foi qui dit que ça peut s’arranger, une foi que je n’avais pas il y a 9 ans quand j’ai voulu mourir, une fois dont je ne sais pas d’où elle me vient, une foi qui s’est vue contredite de très nombreuses fois, une foi qui très franchement, ressemble à s’y méprendre à de la naïveté certains jours, mais une foi qui m’a fait survivre à tout ça.
D’autres n’ont pas eu cette chance.
Comment je suis passée entre les mailles du filet ? Je l’ignore. J’aurais dû mourir il y a 9 ans. J’aurais certainement pu mourir depuis, de faim cette fois. J’aurais pu mourir ensuite, à nouveau, et je l’ai envisagé une fois ou deux pendant mes années de chômage, quand tout le monde me tournait le dos y compris celui qui à l’époque me semblait être le plus solide et le plus fiable de tous. Comment je suis arrivée au bout ? Je n’en sais rien. J’étais vouée à une vie totalement misérable intellectuellement, j’étais vouée au néant, je le crois vraiment. Je n’ai rien accompli de grand dans ma vie et ne l’accomplirai sans doute jamais, mais j’ai réussi à survivre et tout le monde n’a pas pu. Elle est partie cette année et elle avait tellement plus de cartes en main que moi pour réussir dans la vie, alors comment expliquer le fait que ce soit moi qui ai réussi à faire un bout de chemin en plus ? Je n’en sais rien.
J’ai le sentiment de vivre dans un monde tellement violent. Tout me semble infiniment brutal. Quand j’étais petite… qui est-ce que j’essaye de berner, non, jusqu’à mes 18 ou 19 ans ! je refusais de regarder les informations à la télé. Et puis je m’y suis mise et j’ai eu l’impression que c’était intéressant et enrichissant de sortir de mon nombril pour comprendre ce qui se passait dans le monde. Mais ces derniers temps, j’ai à nouveau ce sentiment que si je lis une seule information de plus, mon cœur va exploser sous la pression et la violence du monde. De tout le monde. Des gens qui font la guerre mais aussi de ceux qui nous gouvernent, de ceux qui votent pour eux… je me sens entourée de violence et je me dis que c’est un miracle que je sois arrivée si loin.
Je vais fêter mes 30 ans bientôt et je n’aurais jamais cru vivre si vieille.
Alors non, je ne me sens pas parvenue à quelque chose, je n’ai pas l’impression d’avoir franchi un cap avec ce petit arrêté. Il me protège de la faim et je devrais trouver cela miraculeux, mais j’ai l’impression qu’il reste encore tellement à affronter.
Parfois, quand je regarde de vieilles séries très connues, je vois l’un des acteurs qui aujourd’hui est en pleine déchéance ou au contraire en pleine gloire, et j’essaye d’imaginer ce que c’est que d’en être là, dans cet épisode d’une série que pour le moment personne ne connaît, d’être un acteur parmi tant d’autres qui espère que ça va marcher et changer sa vie, et de ne pas savoir ce que le futur réserve. J’ai ce sentiment-là, et souvent j’aimerais être dans 10 ou 15 ans pour regarder en arrière et être capable de me dire que je ne savais pas ce qui m’attendait, et que je m’envie. Ne pas savoir n’est qu’angoisse quand, ça se trouve, ce sera un sentiment que je regretterai dans quelques années.
J’ai peur parce que je crains de n’avoir pas passé le plus dur. J’ai peur parce que le futur reste incertain même avec ma garantie anti-crève la faim. J’ai peur parce que j’ai l’impression que je ne me déparerai plus jamais de la crainte de devoir voler un paquet de bouillon en cubes pour améliorer mon ordinaire.
Passer des obstacles, se sentir miraculé, et avoir l’impression que les plus gros défis sont devant.
Même si tu ne veux pas le célébrer (et je comprends ta réaction), toutes mes félicitations !
C’est vrai aussi qu’on ne sait pas à quoi nous ressemblerons dans 10 ans. Qui sait, peut-être arriveras-tu à oublier un peu tes traumatismes (car c’en est un). En tous cas je te le souhaite.
On se pose souvent des questions sur l’utilité de sa vie. Je ne suis pas sûr que tu obtiennes des réponses de façon certaine. La vie reste un mystère. Je pense qu’on essaye tous de se trouver un but. Mais on s’aperçoit vite que chaque but n’est en fait qu’une étape.
Pour ma part je sais ce que je veux. Rien d’extraordinaire, hein. J’aspire à vivre auprès de celle que j’aime, à construire une famille et avoir un boulot qui me plaise. Mais l’univers prend un malin plaisir à m’empêcher d’y arriver.
Alors lire des récits comme le tien font plaisir.