En Argentine, pays du tango, la télévision a longtemps hésité entre privé et public, entre économie de marché et raison d’État. Après plusieurs décennies à dépendre des évènements politiques, elle figure aujourd’hui parmi les industries les plus dynamiques d’Amérique latine. L’Argentine n’a vraiment pas à se plaindre à présent, et parvient à exporter ses fictions passionnées dans le monde entier. Pour connaître se recette du succès, suivez le guide !
– Le projet d’un homme
C’est avec le lancement de Canal 7 que le gouvernement argentin donne le coup d’envoi de la télévision en 1951. Et cela, grâce à un homme : Jaime Yankelevich, un entrepreneur devant à la radio son expérience dans les médias. Pour lui, l’histoire de la télévision se mêle avec son histoire personnelle, quand son fils Miguel décède en 1949. Le jeune homme était passionné par la télévision, qu’il avait découverte aux États-Unis ; dans son chagrin, convaincu par l’enthousiasme de son fils de se lancer dans cette nouvelle technologie, Yankelevich père va lui-même acheter le matériel de diffusion aux USA, et négocie l’autorisation de mettre en place une chaîne auprès du gouvernement argentin. Canal 7 sera certes opérée par Yankelevich, mais la ligne éditoriale de la chaîne sera entièrement contrôlée par le Ministère des Travaux publics, où sont d’abord situés les studios. Ce pionnier de la télévision décèdera en 1952, mais aura initié une véritable révolution.
Contrairement au choix de nombreux pays en ce domaine, télévision publique ne rime pas nécessairement avec financement public : très vite, et toujours en s’inspirant du modèle américain, des espaces publicitaires sont vendus à des annonceurs. La télévision argentine connaît donc quelques années de lune de miel, découvrant ce média et ses possibilités sans trop de contraintes.
Ça ne va pas durer bien longtemps : en 1957, le gouvernement est renversé par un régime militaire qui, bien que clamant vouloir ouvrir le secteur à la compétition, s’attache à garder un contrôle strict sur l’information. Il en résulte une loi un peu schizophrène, d’une part autorisant la création de chaînes privées, et d’autre part interdisant toute diffusion à l’échelle nationale. En prime, il est absolument interdit aux chaînes d’être détenues par des groupes étrangers. Le nouveau régime ayant des ambitions libérales, mais pas spécialement l’intention de laisser n’importe qui dire n’importe quoi sur la politique du pays, un juste milieu lui semble avoir été trouvé en conservant Canal 7 comme la seule chaîne à portée nationale, tandis que les initiatives privées seront limitées au local.
– Évoluer en biaisant
Ironiquement, c’est ainsi que la télévision argentine va faire ses plus grandes avancées : en cherchant à contourner les contraintes. Ainsi, vers 1962 commencent à apparaitre les premières tentatives de télévision payante, laquelle n’est absolument prise en compte dans la loi. Afin d’être distribuée à quiconque paye, la première expérience en la matière, CATV, franchit les limites locales pour s’adresser à tous. Et surtout, elle se dissémine grâce à l’arrivée de la diffusion par câble. Cette incursion très rapide dans l’univers câblé aboutira un engouement pour ce mode de transmission, qui ne s’est d’ailleurs jamais tari depuis.
La création de chaînes concurrentes ne s’arrête pas là, puisqu’on voit émerger dans les années 60 trois chaînes privées : Canal 9, Canal 13 en 1960 et Canal 11 en 1961. Là encore, la volonté interventionniste de l’État va être contournée : si la loi interdit que les chaînes soient détenues par des étrangers, en revanche, elle ne prévoit pas que les investisseurs pourraient créer des sociétés écran afin… d’investir. Et c’est précisément ce que font les networks américains : ABC, CBS et NBC investissent chacun dans une chaîne. L’entrée des américains dans le capital de ces sociétés va induire un boom énorme dans la vie des chaînes en question ; armée d’investissements solides, la télévision développe de plus en plus de programme, ce qui permet à un véritable marché publicitaire compétitif de s’installer. Au bout de quelques années, des investisseurs argentins vont racheter les parts des entreprises américaines, récupérant des chaînes en excellente santé qu’il n’ont plus qu’à développer. Les chaînes privées redeviennent alors totalement argentines, et profitent de ce qui restera comme la meilleure décennie de la télévision argentine sur le plan du développement.
Rosa de Lejos, première telenovela filmée en couleurs
– Vers une télévision militarisée
Hélas, en 1974, le gouvernement décide à nouveau de venir fourrer son nez dans leurs affaires et retire toutes les licences aux chaînes privées, sur le principe que tous les médias doivent être publics. Mais comme le système de la publicité n’est pas modifié et que ce sont toujours les mêmes sociétés de production qui font les programmes, ce changement n’impacte pas la vie économique des chaînes, juste leur ligne éditoriale. Chaque chaîne définit dorénavant des orientations en plus de sa programmation généraliste : Canal 13 est la familiale, avec ses comédies, ses show humoristiques et ses émissions musicales ; Canal 9 se concentre sur les talk shows et les telenovelas ; quant à Canal 11, très vite elle se dirige également vers les telenoveles, ainsi que vers les programmes d’information. Mais en dépit de ces grands idéaux, la télévision argentine souffre de la volonté de la dictature militaire (instaurée en 1976) de vouloir contrôler tout ce qui se dit ; l’époque n’est plus à l’innovation. Progressivement, les rediffusions deviennent la norme, et les audiences comme les revenus publicitaires chutent en conséquence, pour laisser le média exsangue. Du coup, la couleur ne fait son arrivée qu’en 80…
Pendant cette période, les chaînes sont distribuées aux organes militaires du gouvernement : l’armée, la marine et l’aviation obtiennent chacune une chaîne sur laquelle diffuser leur propagande, la Présidence se réservant Canal 7. A cela s’ajoute la création de listes noires, empêchant un grand nombre de personnes de s’exprimer à la télévision, et des règles de censure démesurées. La gestion médiocre des fonds des chaînes, ajoutée à la perte de contrats publicitaires et au désintérêt du public, ne tarde pas à plonger les médias argentins dans un état de banqueroute permanent.
– Renaissance
Mais, alors qu’on pensait que le statut de la télévision en Argentine commençait à connaître une stabilité (même si c’était dans un état comateux), un nouveau changement politique conduit à la re-privatisation des chaînes, pendant la seconde partie de la décennie. L’idée de départ est à la fois de fourguer la patate chaude à des sociétés privées, mais aussi de garder un contrôle sur le contenu (en gardant la supervision par les autorités militaires). Inutile de dire qu’en espérant avoir le beurre et l’argent du beurre, le gouvernement n’active pas spécialement le processus, mais les années 80 ont au moins l’avantage de voir fleurir à nouveau les chaînes locales en province. Pendant ce temps, les chaînes câblées connaissent un véritable boom, dans un flou juridique total qui leur permet de se développer et notamment de récupérer une quantité de recettes publicitaires ; elles atteindront le nombre de 2000 à la fin de la décennie. Il faudra attendre 1988 pour qu’enfin la privatisation des grandes chaînes nationales se fasse sans encombres, ouvrant la possibilité à des grands groupes d’acquérir les chaînes, ce qu’ils font.
Le satellite Nahuel, lancé en 1992, ouvre ensuite la voie à la diffusion par satellite. Deux ans plus tard, l’Argentine poursuit dans sa logique de dérégulation des médias, et signe un accord avec les Etats-Unis permettant à nouveaux aux Américains d’investir dans les chaînes du pays. En permettant d’entrer dans le capital des chaînes hertziennes et surtout câblées va donner une impulsion supplémentaire au marché. En fait, le satellite et le câble se portent tellement bien depuis lors, qu’il n’existe aucune chaîne qui ne fasse pas partie de l’offre basique, c’est-à-dire qu’aucune ne voit même l’utilité financière de faire payer un supplément de type « premium » ! Aujourd’hui, près de 80% des foyers ont le câble, ce qui fait de l’Argentine le troisième pays au monde sur le plan de la pénétration du câble.
Le bâtiment ultra-moderne de Canal 7
– Chaînes
Mais, outre l’importance du câble, on compte 5 valeurs sûres au niveau des chaînes, qui sont pour ainsi dire historiques : songez que la plus récente, America, a été créée en 1966 ! Quoiqu’il arrive, ce seront toujours ces networks qui garderont le plus d’importance dans le cœur des spectateurs :
– America : chaîne de Buenos Aires (disponible uniquement par câble sur le reste du territoire), elle propose relativement peu de fictions (au profit de talk shows, de potins sur des célébrités, et de téléachat), mais offre également des émissions humoristiques. Et avec tout ça, c’est quand même la 4e chaîne du pays !
– TV Pública : ex-Canal 7. Comme beaucoup de chaînes publiques de par le monde, cette chaîne d’État a pour objectif de proposer une programmation culturelle (au sens très large) et beaucoup d’information.
– Canal 9 : cinquième chaîne d’Argentine en termes d’importance, Canal Nueve a vu le jour de façon symbolique en 1960, le jour de l’anniversaire de l’indépendance du pays. Pendant quelques années, elle a également porté le nom d’Azul.
– Canal 13 : depuis les années 90, son partenariat avec l’une des plus grosses sociétés de productions du pays, Pol-ka (dont le dirigeant est depuis passé à la tête de la chaîne) en fait l’un des acteurs les plus importants du marché, notamment en termes de production de telenovela.
– Telefe : aujourd’hui l’un des plus gros producteurs de telenovela du pays, Telefe est aussi un géant à l’international, avec de nombreuses productions vendues dans un nombre grandissant de pays du monde.
Malparida, le succès du moment
– La telenovela, c’est contagieux !
Culturellement, la télévision argentine tourne majoritairement autour de 3 passions : le foot, les émissions de variété (mélangeant souvent talk show, musique et jeux) et les telenovelas. Celles-ci sont diffusées du lundi au vendredi, traditionnellement dans deux cases horaires : les telenovelas à destination de la femme au foyer occupent l’après-midi, tandis que celles dédiées aux jeunes font plutôt l’objet de l’access prime time. On trouve également des séries hebdomadaires à partir de 22h, car contrairement aux idées reçues, l’Argentine ne carbure pas qu’au soap !
Pourtant, c’est bien avec ce genre que les maisons de production et les chaînes argentines ont décidé de conquérir le monde. Et le pari est réussi : outre les autres pays d’Amérique latine, les telenovelas se vendent aisément en Europe, en Afrique… et même en Asie, la Chine étant le prochain marché à conquérir (mais Telefe s’est déjà lancée dans l’aventure). Rares sont les pays à opposer un peu de résistance à ce phénomène, mais actuellement, la Grande-Bretagne et la France n’ont pas encore sombré corps et bien dans cette tendance pourtant mondiale.
Les années 2000 ont été marquées par le phénomène Rebelde Way, qui a donné naissance à un groupe musical, et surtout à plusieurs adaptations à l’étranger (en 2009, Jennifer Lopez annonçait vouloir développer une version pour les USA, mais on n’a plus de nouvelles…). En ce moment, le cœur des spectateurs argentins bat pour Malparida, une telenovela de Canal 13 où l’on trouve comme personnage principal une jeune femme froide et calculatrice ; une anti-héroïne loin des belles dames romanesques qu’on imagine aisément voir dans les telenovela. Plus récemment, c’est la série pour adolescents Jake & Blake, commandée par Disney Channel, qui a franchi allègrement les frontières ; en France, elle a commencé à être diffusée cet été. Tournée en anglais, mais argentine du scénario au casting, en passant par la production, elle montre bien à quel point il faut désormais compter avec les productions de ce pays !
En plus des quelques telenovelas apparaissant çà et là dans les grilles françaises, sous nos latitudes c’est la série Epitafios qui est la représentante la plus connue de la fiction argentine ; ce thriller de 2004 a fait le tour du monde, au point de motiver une deuxième saison en 2009. Chez nous, elle a été diffusée par Jimmy et Canal+ avant de sortir en DVD… preuve que même si la France résiste à la telenovela, elle ne refuse pas de regarder ce qui se passe en Argentine.
Article également publié sur SeriesLive.com.