Alors que le Ramadan commence dans quelques jours, retour sur l’un des pays produisant le plus de séries pour le monde arabe.
Pendant le Ramadan, les musulmans de tous pays restent à la maison, afin de rompre le jeûne en famille au coucher du soleil. Et puisqu’ils sont chez eux, ils regardent la télévision ! Le mois du Ramadan est celui pendant lequel les pays musulmans connaissent des pics d’audiences extraordinaires pour les séries diffusées spécialement pour l’occasion. Et vous savez qui fournit ces séries à l’Algérie, au Maroc, à la Tunisie…? Eh bien, pendant longtemps, l’Egypte avait un quasi-monopole dans tout le monde arabe. Alors permettez qu’on aille jeter un œil à la télévision égyptienne, histoire de se mettre dans l’ambiance…
– Ambitieux débuts
L’Égypte est le 3e pays du Maghreb à se doter de la télévision. Forcément : avec deux industries déjà très dynamiques, soit la radio et le cinéma, le pays avait une longueur d’avance ; le projet d’une chaîne de télévision naît en 1952, mais l’invasion du canal de Suez en retarde la réalisation. Il faudra donc attendre 1959, année pendant laquelle l’Égypte parvient à signer un protocole d’accord avec RCA (Radio Corporation of America) afin d’avoir, d’une part, les outils nécessaires pour mettre en place la diffusion d’une chaîne hertzienne, et d’autre part, la possibilité de fabriquer des télévisions sur le territoire égyptien. Le premier studio du pays sort de terre l’année suivante, en même temps que la première télévision assemblée en Égypte apparait dans les magasins.
Et comme décidément, le pays n’a pas l’intention de faire les choses à moitié, au lieu de lancer une seule chaîne, timidement, pour voir… le gouvernement crée trois chaînes en même temps, entièrement subventionnées par l’État (certes un peu aidé par quelques financements étrangers et un peu de pub) ! Eh non, ça ne coûtera pas un centime au contribuable égyptien, qui ne payera sa première redevance qu’en 1979 (et encore, l’équivalent de 15 malheureux euros…).
Pour soutenir son investissement et s’assurer de capter l’attention des spectateurs, le gouvernement met à disposition des villages des télévisions communes, mais les Égyptiens se bousculant pour équiper leurs foyers, l’initiative devient vite inutile. L’histoire d’amour entre les Égyptiens et la télévision ne s’arrêtera plus jamais : en 10 ans, 550 000 foyers s’équipent. Pendant la décennie suivante, ce chiffre est doublé, avant d’atteindre les 5 millions de postes en 1990. Il faut dire que dans un pays où la majorité des habitants ne savent ni lire ni écrire, la télévision est le moyen le plus perfectionné d’avoir accès à la culture et à l’information.
Un autre facteur important dans cet engouement, est la défaite de l’Égypte suite à la Guerre de Six Jours en 1967 ; le revers est cuisant et les conséquences militaires, économiques et psychologiques sont énormes. La télévision sert alors au pays à se recentrer sur sa culture, et d’ailleurs, la même année, les programmes étrangers (et notamment les sitcoms britanniques et américains, jusque là nombreux sur les antennes) disparaissent presque totalement, puisque les relations diplomatiques ont cessé. La même année, l’une des trois chaînes d’origine disparait, ne laissant que Channel 1 et Channel 2.
En se refermant sur elle-même, la télévision égyptienne va perdre un peu de son panache pendant le début des années 70 ; la plupart des émissions et fictions tourneront autour de la grandeur militaire du pays, et proposeront avant tout des programmes éducatifs et religieux. Le rapprochement diplomatique avec l’Union Soviétique inspirera des reportages sur le mode de vie de l’Est, mais sans plus. De toute façon, le pays a tellement besoin de relancer son économie et le moral des habitants, qu’on n’en attend pas plus. En 1974, l’Égypte lance une offensive contre Israël (la Guerre du Kippour), et la télévision, qui rappelons-le est entièrement une média géré par l’État, essaye de donner une image énergique du pays, à travers des émissions plus originales et plus dynamiques ; la reprise de relations diplomatiques avec un certain nombre de pays étrangers ouvre à nouveau la porte à la programmation de fictions étrangères à partir de 1974. Ouf, ce n’était qu’une parenthèse…
Le satellite va offrir à l’Égypte une chance d’exporter ses productions
– Comment l’Egypte a conquis le monde
C’est aussi à cette période que la couleur fait son apparition sur les écrans égyptiens. Avec l’aide de la France (qui parvient à imposer son standard SECAM), l’Égypte s’équipe rapidement, alors que seule, elle n’en aurait pas forcément eu les moyens. A l’issue de la guerre avec Israël, l’Égypte signe un traité de paix que beaucoup de pays de la Ligue Arabe ne voient pas d’un bon œil ; officiellement, de nombreux pays boycottent (entre autres) les productions télévisuelles égyptiennes, mais étrangement, les ventes de ces mêmes fictions augmentent. C’est donc à la fin des années 70 que l’Égypte va commencer à s’imposer comme l’un des leaders en matière de fiction dans le monde arabe. Le gouvernement envisage donc d’élargir son champs d’action : pendant que des pourparlers sont lancés avec les USA afin de lancer un satellite TV, le câble se développe. L’État lance aussi plusieurs chaînes publiques locales (Channel 3 à Channel 8) à partir de 1985, dans les plus grandes villes.
Mais c’est dans les années 90 que l’Égypte va réellement positionner sa télévision dans le monde. D’abord, en abandonnant le SECAM pour le PAL, utilisé dans de nombreux pays, au public desquels l’Égypte fait les yeux doux. Et puis, avec l’aboutissement des négociations pour mettre un satellite en orbite, Nilesat, en 1995, le pays étend enfin son influence à tout le Maghreb ; la première chaîne satellite du pays, Nile TV, qui voit le jour grâce à cette avancée technique, a d’ailleurs entre autres la vocation de promouvoir le tourisme en Égypte en Europe et aux États-Unis.
Les programmes des chaînes publiques changent, et s’adaptent au public plus large, au-delà des frontières. S’éloignant progressivement des messages très chargés politiquement (sur la grandeur du pays, la puissance de son armée…), les chaînes nationales et locales s’orientent vers une programmation plus proche des bases de la culture arabe. Les programmes sont souvent destinés à être regardés par l’ensemble de la famille, selon des valeurs chères à l’Islam ; les programmes pour les enfants, qui étaient en général importés jusque là, sont créés et produits en Égypte. En plus des programmes de divertissement (dont de nombreuses séries américaines doublées en arabe, principalement des soaps), on trouve de nombreuses émissions sur la littérature, la musique, les arts arabes. Et ça, ça parle aux Égyptiens, mais ça parle aussi à tous leurs voisins. Et surtout, depuis les années 80, la proportion de programmes à vocation religieuse a grandi exponentiellement. Revoilà la télévision égyptienne au centre des attentions du monde arabe, qui reconnait les fondamentaux de sa culture dans la télévision égyptienne ; outre les chaînes égyptiennes qui sont accessibles via le satellite, les chaînes de tout le monde arabe s’arrachent les droits de diffusion des séries made in Egypt.
– Les principales chaînes égyptiennes
Du hertzien au satellite, la télévision est encore le pré carré du gouvernement ; la première chaîne commerciale n’a fait son apparition qu’au début des années 2000 !
– Channel 1 et Channel 2 : ces deux chaînes hertziennes nationales restent les plus importantes du pays.
– Channel 3, Channel 4, Channel 5, Channel 6, Channel 7 et, oui, Channel 8 : ces chaînes locales, pour des raisons évidentes, ne bénéficient pas des mêmes audiences, ni même d’une renommée similaire.
– Dream TV : la première chaîne privée du pays est lancée en 2001 ; en 2008, elle est aussi la première chaîne égyptienne à passer au HD grâce à un accord avec Sony.
– Nile TV : fer de lance de l’offre satellite égyptienne, la chaîne a désormais neuf petites sœurs thématiques, dont Nile Drama, qui comme son nom l’indique est plus particulièrement dédiée à la fiction.
Le bâtiment principal du futur Egypt Media Production City
– Une fiction identitaire… sous surveillance
Bon, on l’a dit, mais répétons-le tout de même : la fiction égyptienne s’est construite autour de l’identité arabe et la culture musulmane. C’est ce qui la rend si exportable dans les autres pays arabes, alors pourquoi s’arrêter en si bon chemin ? Le problème, c’est que cette identité est façonnée principalement par l’État. Le gouvernement détient en effet les pouvoirs sur la plus grosse offre satellite du pays, plus les chaînes hertziennes historiques ; toutes les chaînes privées ont une dizaine d’années tout au plus ! Alors forcément, pour la pluralité, on repassera. C’est d’ailleurs un reproche régulier qui est fait à la télévision égyptienne ; pour bien faire, il faudrait qu’il y ait séparation de la télévision et de l’État. Mais voilà, ce n’est pas du tout dans l’intention de ce dernier, qui rend les choses extrêmement onéreuses pour quiconque voudrait se lancer dans l’aventure d’une chaîne privée. On va pas en plus se faire concurrencer par des médias indépendants, non plus ? Ajoutez à cela une forte propension à la censure, avec notamment un comité de responsables religieux qui déterminent, depuis 2005, ce qui est acceptable ou non.
Ce n’est pas pour rien qu’en 2009, Reporters sans Frontière classait l’Égypte au 143e rang mondial en matière de liberté de la presse…
Mais ça ne concerne pas que l’information ; chaque année, le débat des séries du Ramadan ressurgit : est-il bien raisonnable de consacrer autant de temps à la télévision pendant le mois sacré ? Si les fictions font partie des traditions populaires depuis deux décennies, en Égypte et au-delà, les responsables religieux prônent régulièrement un retour au sources, afin de se consacrer à l’exercice religieux pendant cette fête d’un mois qui provoque parfois des débordements…
– Le business télé du Ramadan
Le Ramadan, c’est le mois sacré pendant lequel les musulmans jeûnent le jour, puis se réunissent le soir pour partager, avec la famille et les amis, un repas fort attendu afin de rompre le jeûne (moment qu’on appelle iftar). Une fois le repas de fête achevé, toute la famille est donc réunie ; auparavant, on sortait après dîner, mais avec la baisse du pouvoir d’achat, les familles ont pris l’habitude de rester à la maison, et de regarder la télé ensemble. C’est comme ça que le Ramadan est devenu la période faste pendant laquelle la télévision propose ses meilleurs programmes. Alors qu’on ne trouve que deux ou trois séries par jour le reste de l’année, pendant cette période, on peut trouver jusqu’à 100 séries lancées dans tout le monde arabe.
Mais on va la jouer à la Capital, et se demander : que cache vraiment ce boom télévisuel ? Qui profite vraiment du mois sacré ? La réponse après la pub.
Ou plutôt, la réponse est dans la pub. Car les enjeux financiers sont capitaux : dans une industrie télévisuelle comme celle de l’Égypte, où les dépenses engagées pour conserver le monopole d’État confinent à l’absurde (surtout dans un pays pas forcément très riche), les revenus générés par ce seul mois représentent jusqu’à 70% de ce que l’État peut engranger grâce aux revenus publicitaires de la télévision, et cela, simplement en diffusant massivement des séries pendant une trentaine de jours ! On avance le chiffre de 100 millions d’euros de recettes, ce qui est tout-à-fait probable quand on sait que les coupures publicitaires se multiplient et se rallongent chaque année. Mais quand on se fait construire une gigantesque structure audiovisuelle comme la Media Production City, les studios publics couvrant 3,5 millions de mètres carré en banlieue du Caire, il vaut mieux faire entrer les devises des droits de diffusion à l’étranger…
Problème : la Syrie se présente de plus en plus comme un gros concurrent. Et c’est normal, quelque part : l’industrie égyptienne est faiblissante, n’a pas les moyens de se renouveler, et semble vouée à produire encore et toujours les mêmes soaps sur la famille arabe, les amours impossibles arabes, les vengeances arabes… Stop !
Les séries syriennes sont plus abouties sur le plan des histoires comme de la réalisation, et proposent des fresques historiques bien plus impressionnantes. Et puis, à l’heure où on tente d’apaiser les conflits, faire constamment référence à des problèmes avec Israël (une obsession égyptienne due à l’Histoire), ça n’aide pas tellement non plus. Du coup, c’est triste à dire, mais l’Égypte perd progressivement de son attractivité sur les écrans des pays du Maghreb.
Alors l’Égypte fait monter les enchères : elle propose des sommes astronomiques aux stars de ses séries (en moyenne 2 millions d’euros pour une trentaine d’épisodes…), elle offre des ponts d’or aux stars Syriennes pour les débaucher, bref, elle se démène. Il y a un marché d’environ 500 chaînes dans tout le monde arabe, et le pays est bien décidé à ne pas céder de terrain.
Mais la rivalité télévisuelle entre les deux pays a aussi une conséquence plus inattendue : les productions venues des pays du Golfe, et les séries locales (tunisiennes, marocaines, etc…) s’en inspirent pour également améliorer la qualité de leurs séries. Au final, c’est le spectateur qui est gagnant, et qui profite d’un choix de plus en plus grand pendant le mois sacré. Parce qu’une chose est sûre, pendant le Ramadan, on veut bien se priver de manger… mais hors de question de se priver de télé !
Azwaj Al Haja Zahra ou la vie de femme mariée
– Quelques séries du Ramadan 2010
Alors, ces fameuses séries du Ramadan, quelles sont-elles ? Pour vous faire une idée, voici quelques unes des séries égyptiennes proposées cette année ; histoire, faits de société et comédies dominent essentiellement la grille :
Al Princessa Wal Afandi (La Princesse et le Gentleman) : l’une des deux biographies de la reine Nazli, mère du roi égyptien Farouk 1er, à être diffusée cette année (l’autre étant Makika Fi Al Manfa).
Ard Khas : lancée il y a quelques jours, pour prendre de l’avance sur le Ramadan qui ne débutera que le 11 août, Ard Khas suit le parcours jonché d’obstacles de 5 personnes qui souhaitent devenir acteurs, et ont rejoint le cours dramatique d’un acteur célèbre, dont les demandes les poussent parfois dans leurs retranchements.
Ayza Atgawez : une comédie sur les tribulations d’une femme célibataire qui cherche désespérément à se marier, mais pas avec n’importe qui !
Azwaj Al Haja Zahra : une femme découvre qu’elle est mariée par erreur avec plusieurs hommes ; or, le divorce, s’il est légal, est très mal vu. Est-il mieux pour autant qu’elle soit polyandre ?
Mama Fil Esm (Maman au commissariat) : une femme d’un certain âge passe son temps à entrer en conflit avec son entourage, et notamment avec ses voisins. Les disputes ont tendance à dégénérer, et à chaque épisode, elle finit au poste de police.
Shahed Ithbat (le témoin) : une femme se trouve plongée dans un tourbillon judiciaire quand sa vie personnelle est utilisée contre elle au cours d’un procès dans lequel elle est témoin. Pour retrouver la tranquillité, il lui suffirait de retirer son témoignage…
S’il est vrai que ces séries (comme toutes celles diffusées à l’occasion du Ramadan) ont peu de chances d’êtres proposées par de grandes chaînes hertziennes françaises, en revanche, de nombreuses chaînes arabes sont accessibles en France (naturellement, moyennant finances) et achètent les séries égyptiennes, entre autres. D’ailleurs, en mars dernier, Free lançait un bouquet supplémentaire afin d’élargir son offre…
Article également publié sur SeriesLive.com.