Ça fait quelques années maintenant que je travaille sur moi, que j’essaye de devenir « une bonne personne ». En fait, depuis la rupture avec T, c’est quasiment devenu une obsession. « Quelques années » n’est donc pas une expression en l’air.
Ça m’a semblé important parce qu’il me paraissait vital de ne pas « devenir comme mon père ». Et le pire que T m’ait dit pendant cette rupture, c’est justement ça,
que j’agissais comme lui ; l’heure n’est plus (depuis longtemps) à
palabrer sur les tenants et aboutissants de la rupture en question, ni sur le contexte de ces paroles. Mais elles ont eu un effet énorme sur moi,
pour dire le moins.
C’est un cauchemar que ceux de mon espèce font : devenir comme cet exemple perpétuel du Mal. Bien-sûr, personne ne veut devenir exactement comme ses parents. Au lycée, toutes mes copines disaient ça, qu’elles ne voulaient pas être comme leur mère, qu’elles voulaient une vie différentes (comprendre : meilleure). Et c’est normal. Mais ceux de mon espèce, ceux qui ont grandi avec une blessure jamais vraiment cicatrisée, ils donnent un autre sens à ce « jamais comme mon père/ma mère ».
Mon exemple en la matière a toujours été ma grand’mère maternelle. Elle ne s’était jamais vraiment étendue sur le sujet, elle avait juste dit les choses avec une formulation simple et, quelque part, « tous publics », dans une tournure qui n’appelait pas vraiment de remise en question ni de curiosité, un très posé « ma mère, elle me donnait une bonne gifle », et quand on pensait à la génération dont il s’agissait, on ne le prenait pas pour une maltraitance outre mesure, ce n’était qu’une gifle. Mais ma grand’mère devait quand même un peu, avec le recul, avoir sa blessure à elle, parce qu’elle s’était juré que jamais elle ne lèverait la main sur ma mère. Et elle y a réussi. Elle n’a donné la fessée à ma mère qu’une fois, une fois de toute sa vie, ma mère avait 15 ans, et jamais plus ça ne s’est reproduit. Et peut-être qu’elle aurait mieux fait, ou peut-être pas, peut-être que ça aurait changé bien des choses si ma grand’mère n’avait pas craint de lever la main sur ma mère ; peut-être que c’était l’excès inverse, je ne sais pas. Mais toujours est-il que ma grand’mère le disait comme si c’était sa plus grande fierté et sa plus grande honte, elle n’a levé la main pour donner une fessée à ma mère qu’une seule fois de toute sa vie, parce qu’elle ne voulait pas faire comme sa propre mère.
Ma grand’mère, c’était le meilleur exemple que j’aie pu avoir sous les yeux ; c’était aussi le seul exemple que j’aie eu sous les yeux puisqu’on vivait en cercle fermé, mais bon.
Moi aussi, je voulais être différente de mon père. C’était la pire chose qu’on puisse me dire, que j’étais comme mon père, que je réagissais comme lui. Pire que tout le reste. Pire que de se souvenir comment j’ai obtenu cette cicatrice sous le nez.
Et depuis quelques années, donc, c’était mon obsession : être quelqu’un de bien. Être d’une moralité irréprochable. Surtout, pouvoir regarder au fond de moi et n’y voir rien de sombre, pas une ombre, rien. Me regarder en face dans les yeux et y voir la pureté de quelqu’un qui s’est débarrassé de tout ce qui était noir, visqueux, et laid.
Être quelqu’un de bien. Être quelqu’un de gentil, à mon échelle. Pas forcément s’engager dans l’action humanitaire, juste commencer par être quelqu’un de bien, pas un héros. Donner 5 centimes aux gens qui n’ont pas la monnaie à la boulangerie, laisser passer les gens qui n’ont que deux articles dans la file d’attente du supermarché, partager tous mes œufs de Pâques avec mes collègues, appeler les amis qui semblent aller mal, uploader des épisodes pour des gens qui n’ont pas pu les voir, mettre à disposition des milliers de videos de musique asiatique ; à chaque étape de ce que je faisais, chercher la chose la plus gentille, la plus serviable, la mieux intentionnée que je puisse trouver qui soit en adéquation avec mes propres envies. Chercher, dans ce que je veux faire, la façon la plus gentille et la plus irréprochable de le faire.
Aujourd’hui, je me demande. Je me demande ce que j’ai à gagner à être quelqu’un de bien.
Oh les gens disent des tas de choses gentilles de moi. A son enterrement, la maman, la tante, certains amis, étaient tellement contents de pouvoir dire que j’étais gentille avec elle. La voisine à qui j’ai rendu de nombreux services et que j’ai écoutée pendant des soirs et des soirs de plaindre de tout et de rien me dit que je suis gentille. Les collègues qui ont vu le harcèlement dont je fais l’objet me disent que moi, moi je suis gentille. Oh je suis gentille.
Mais pourquoi ? A quoi sert d’être gentille ?
Vous savez, ça m’a demandé des années d’efforts pour ne pas avoir comme première réponse à un coup qu’on me porte, l’envie d’en porter un moi-même. Quand quelqu’un me fait du mal, je serre les dents aujourd’hui, parce que rendre coup pour coup, ce n’est pas gentil, ce n’est pas noble. Un personne noble et gentille serre les dents et ne s’abaisse pas à se venger. Elle ne s’en remet pas à son instinct animal qui lui dicte de taper, de faire couler le sang. Parfois littéralement.
Se débarrasser du désir de tuer mon père, c’était un tel travail sur moi. Se débarrasser de ce besoin de faire mal quand j’avais mal, ça m’a demandé tellement. Il fallait être meilleure que ça. Il fallait être quelqu’un de bien.
Mais aujourd’hui je suis quelqu’un de bien et je ne suis pas sûre que ça ait été la bonne chose à faire.
Elle m’appelait et me disait qu’elle avait la gueule de bois. Je l’appelais et elle me disait qu’elle avait la gueule de bois. Je lui envoyais un mail avec des liens pour télécharger des extraits de film qu’elle voulait voir et elle me disait qu’elle avait la gueule de bois.
Il y a eu toutes ces fois où j’avais envie de dire quelque chose. Où j’avais envie de la secouer et de lui dire : arrête, tu dérailles complètement, tu es sur la mauvaise pente ! Elle avait l’alcool triste et je voyais bien que ça n’aidait pas. Je connaissais bien l’état dans lequel elle était, pour être passée par là et avoir la tête relativement hors de l’eau, et avoir le recul qui manque quand on étouffe sous la douleur et qu’on flirte plus ou moins intentionnellement avec le précipice. Je savais, pourtant, bordel, je le savais au fond de moi. Ce qui était choquant, et c’est terrible à dire, c’est que je pensais qu’elle abordait la phase ascendante, mais je savais où son âme avait été trainer, je savais à quel point elle s’était écorchée elle-même avec les questions, les doutes et les abandons, et qu’il était clair qu’il y avait un danger.
Mais voilà, j’étais gentille.
Et je me disais que ce n’était pas à moi de lui faire la morale sur sa consommation d’alcool ou sur le cercle dans lequel elle s’était enfermée. Si ce n’était pas à moi, c’était d’une part parce que je n’avais pas de légitimité : je ne faisais partie de sa vie que depuis récemment, « en vrai » ; et puis d’autre part, je ne voulais pas être la psycho-rigide qui comprend rien à rien et qui ne sait pas s’amuser ; je ne voulais pas être intolérante simplement parce que ce n’était pas mon mode de vie. Ce n’est pas gentil, de ne pas être ouvert sur d’autres modes de vie. Et c’est vrai, d’ailleurs : je n’ai jamais su m’amuser, je ne bois jamais plus de deux verres, et je ne bois jamais si quelqu’un ne me propose pas de sortir, et quand je sors, c’est toujours dans un joli bar à papoter entre amis, et jamais dans l’espoir que l’alcool ne me désinhibe pour me sortir de mes préoccupations. Je n’ai pas ce rapport à l’alcool. Je ne l’ai jamais eu. Je me souviens bien de la première fois où j’ai bu jusqu’à trois verres, et je n’étais même pas pétée, juste dangereusement sincère. Je ne sais pas m’arracher la gueule. Je suis trop fermée pour ça. Je n’ai jamais dépassé les traits, jamais marché hors des clous. Je suis si sage, même quand je ne me préoccupe pas d’être une bonne personne. Alors, depuis que je m’en préoccupe tant, pensez donc.
Si quelqu’un me disait, là, aujourd’hui, que j’ai eu raison de ne pas intervenir parce que je n’aurais pas été dans mon rôle, je me sentirais peut-être un peu mieux. Si quelqu’un me disait, là, aujourd’hui, être intervenu et avoir dit toutes ces choses avec plus de légitimité, je me sentirais sans aucun doute mieux.
Est-ce que j’étais la seule à pouvoir le dire ? Je l’ignore. Je connaissais si mal son entourage. Mais j’espère que quelqu’un l’a dit. Quelqu’un qui a compensé ma lâcheté et mon refus d’être « la méchante », « l’empêcheuse de se bourrer en rond », « la rabat-joie ». J’espère que quelqu’un, n’importe qui, a au moins essayé de prévenir tout ça.
Alors oui, j’ai été gentille.
Si c’était à refaire, je serais la pire des pétasses.
Bien dit.
Ce n’est effectivement pas simple d’être gentil(le), parce qu’après tu te fais marcher dessus. Être méchant(e) n’est pas évident non plus, car tu te rends compte que les autres sont parfaitement capables en définitive, d’être plus méchants que toi.
Donc mieux vaut rester consensuel, c’est comme ça qu’on est formaté.