On le sait tous, la téléphagie, ça ne se commande pas. On fait des projets, des plans, des plannings, tout ce qu’on veut, et au final c’est toujours le cœur qui décide. Un exemple comme un autre : je voulais rattraper mon retard sur Justified cette semaine. Au lieu de ça, je suis tombée sur le pilote de Lucky Louie et j’ai dévoré toute la saison (qui, je vous l’accorde, ne dure que 12 épisodes) en trois jours. Du coup, Justified, ce sera pour une autre fois. C’est pas grave, c’est pas perdu.
Autre exemple : j’avais voulu cagouler Breaking Bad parce que tout le monde parlait de la 3e saison quand je n’avais pas dépassé le stade du pilote. C’était du cagoulage à titre préventif parce que je savais que je n’aurais pas le temps dans l’immédiat, ayant une charrette au boulot. Mais quand une personne de mon entourage m’a annoncé avoir un cancer, finalement, je m’y suis mise en parallèle de mon surcroît de travail (selon l’adage téléphagique qui dit « qui a besoin de dormir quand il y a un épisode à dévorer ? »), et me voilà, deux semaines plus tard tout juste, arrivée à la fin de la première saison (là aussi bien aidée par le fait qu’elle ne dure que 7 épisodes, soyons sincères), et finalement là encore, je n’ai pas vraiment choisi la façon dont ça s’est passé.
Donc nous y voilà. Une saison de Breaking Bad. Je vais être sincère avec vous, j’ai parfois douté arriver jusqu’au bout. Parfois, je ne vous cache pas non plus que c’était excellent. Mais il y a eu des instants de découragement, disons-le clairement.
Parce que cette histoire de drogue, vraiment, ça m’agace. Dans mon esprit c’est vraiment de la lâcheté pour éviter de parler vraiment de ce qui tracasse Walter. On insinue des choses, on montre quelques réactions qui font penser au spectateur « ah, là, son cancer, il le vit comme ça… », mais globalement on n’entre pas assez dans le sujet à mon goût. D’un autre côté, j’ai des raisons un peu particulières de regarder la série et j’en suis consciente. Mais enfin, quand on a des scénaristes de talent, des acteurs incroyables et tout ce qu’il faut dans son sujet pour explorer un sujet difficile, je trouve dommage qu’on se cache régulièrement derrière des intrigues… lâches, je ne trouve pas d’autre mot.
Je ne dis pas que j’ai forcément trouvé mon compte dans les scènes médicalement consacrées au cancer, une chimio ici, un rendez-vous avec l’oncologue là, non, c’est pas ça qui me manque. Ces instants-là me semblent de toutes façons impossibles à transformer en morceaux de génie, trop de fictions mielleuses sont passées avant dans ces poncifs des cheveux qui tombent, de la perf qui n’en finit pas, des rayons et de tout le bazar.
Mais ce qui me manque encore beaucoup, c’est de voir Walter face à son cancer.
Il me semble le fuir, en fait. Au début je pensais que c’était un cerveau rationnel, cet homme. C’est un scientifique après tout. Et que du coup, il rationalisait le temps qui lui restait à vivre et que c’était la cause de son comportement. Mais en fait, non. Cet homme-là, il voudrait faire comme si le cancer n’existait pas. Il n’a que ça en tête pourtant, mais il voudrait juste faire comme si son cancer était quelque chose d’abstrait, juste une date dans le calendrier. Il est tout entier tourné vers sa lubie financière parce qu’il ne veut pas, il refuse, il rejette de tout son être la question du cancer. Ce cancer qui le change physiquement et psychologiquement, il voudrait faire comme s’il ne l’atteignait pas, comme s’il était plus fort que lui.
Combien de temps ça peut marcher, ce plan-là, Walter ? Combien de temps tu vas trouver dans le compte à rebours la force de franchir les limites ? C’est bien ce que tu retires de cette expérience, la liberté que tu t’inventes grâce à cet évènement de ta vie qui a fait tomber les barrières, mais ça ne peut pas être comme ça éternellement.
C’est ça qui me déçoit. Je voudrais savoir ce qui se passe dans la tête de Walter, mais lui-même refuse d’y penser, alors il m’en refuse l’accès. Ça me frustre beaucoup.
Restent deux autres angles qui sont plus élaborés par cette première saison et dont on ne doute pas qu’il vont s’épanouir ensuite, et ce sont les axes de la série qui, si on peut le formuler ainsi, me consolent de ma privation.
D’abord, il y a le thème derrière le pitch lui-même. La morale et la loi. Comment elles s’ajustent à ce que nous vivons. La fin justifie les moyens, ou du moins c’est la thèse de Walter (explicitement contredite par Hank dans l’épisode du baby shower, mais en-dehors de ça guère discutée pour le moment). Quand on n’a plus rien à perdre, ou du moins, quand on croit qu’on n’a plus rien à perdre, que signifie encore la morale ? Quelles sont les limites de la loi qui cessent de s’appliquer à celui que plus rien ne retient, qui a passé un cap ?
On sent la bascule progressive que fait Walter. La façon dont il semble s’embarquer dans cette histoire de drogue sur un coup de tête, réalisant ensuite ce que cela va lui coûter moralement quand il faut tuer un homme. Et quand arrive le moment d’affronter l’homme le plus dangereux qu’il ait rencontré jusqu’à présent, plus rien ne le retient. Il ressent encore la peur, l’inquiétude et la compassion, mais quelque chose a définitivement lâché, comme si un lien qui le reliait à l’humanité était rompu, et qu’on l’avait regardé s’élimer progressivement. C’est un axe fascinant.
Que se passerait-il si… ça arrive… si son cancer entrait dans une phase de rémission ? Un cancer, ça évolue. Parfois on parvient à le bloquer ne serait-ce que temporairement. Certains parlent de rémission totale (personnellement je constate qu’en cas de rémission soi-disant totale, les médecins insistent pour faire des contrôles de routine réguliers, et d’ailleurs les 5 premières années suivant la rémission, c’est pour ainsi dire obligatoire). Walter pourrait-il retisser ce lien avec la partie de l’humanité qui vit dans le droit chemin ? Sans parler de redevenir cet homme soumis et faible qu’il était avant son cancer, pourrait-il faire une croix sur toutes les libertés qu’il prend avec la morale et la loi ?
Ça pose sincèrement question.
Et puis, l’autre axe, c’est ce tandem entre le vieux en fin de course, et le jeune qui a du mal à s’engager sur le chemin de la vie. Jesse est encore un enfant dans sa tête (et j’ai à ce titre beaucoup aimé l’épisode dans lequel, par réflexe, il retourne chez ses parents, dormir dans son lit comme un bébé et mettre la table sagement). Évidemment, l’ascendant de Walter sur Jesse est flagrant dans le domaine du business : bien que Walter ait tout à apprendre du trafic de drogue, il passe son temps à diriger la façon dont le tandem va mener ses affaires. Cet ascendant prend parfois, indirectement, des airs initiatiques. Sans chercher à remettre Jesse dans le droit chemin (ce serait un comble), Walter prend parfois le visage d’une figure paternelle tentant de ramener le petit à une certaine version de la raison. On n’en fera probablement jamais un type normal, de ce Jesse, mais une fois de temps en temps, il lui faut quelqu’un pour l’obliger à grandir un peu. J’aime cette dynamique qui s’installe progressivement entre les deux, et qui reste réaliste dans ce que Walter peut apporter humainement à Jesse.
Oui, après 7 épisodes, il y a beaucoup de choses que j’ai appris à apprécier dans Breaking Bad. Mais il y en a encore sur lesquelles je suis insatisfaite. Zut de zut, peut-être qu’il me faudra encore 13 épisodes de plus pour crier moi aussi au génie. Bon bah, j’me dévoue, hein…
Voilà(, tu as compris. Walter White est un homme qui a fui toute sa vie toute forme de responsabilité, de s’accomplir vraiment en tant que personne. Il a toujours fait ce qu’on attendait de lui, voire moins dès qu’il s’agissait de prendre des responsabilités.
L’histoire de la série, ce n’est pas un homme face à son cancer, c’est un homme qui va se transformer pour être celui qu’il aurait pu être, qu’il devrait être. Un être monstrueux, peut-être, prêt à blesser, à tuer. Le Heisenberg.
Finalement c’est de là que vient mon problème avec la série, je voulais vraiment une série sur le cancer. Le personnage qui part dans une descente aux Enfers morale, c’était pas ce que je cherchais, comme je l’ai dit j’avais des motifs très particuliers pour revenir à Breaking Bad. Ça n’ôte rien à ses qualités mais ça explique que j’aie eu du mal à accrocher.
Je rejoins ton avis: Breaking Bad n’est pas une série sur le cancer, mais sur un état de crise généralisée, finalement plus économique que physiologique: l’argent devient vite le coeur du sujet, et Walter n’a l’ambition de survivre qu’à travers l’argent qu’il peut laisser à sa famille. C’est le sens de sa « déviance ». En même temps c’est un sujet très contemporain, encore plus vif aujourd’hui (depuis l’écriture de ton post). Par ailleurs je ne suis pas non plus très réceptif à la manière dont the Big C, par exemple, traite le sujet de la maladie, à coups de pas mal de clichés (ceci dit entre parenthèse).
Breaking Bad est surtout une réussite formelle, par ses emprunts au (post)western et au (post)polar, mais aussi sur le fond, à sa façon de démontrer comment l’argent infuse et structure toutes les strates de nos vies, jusqu’aux plus intimes, et peut faire exploser le verrou de la moral, et l’idée romantique du couple amoureux, qui n’est peut-être devenu, aujourd’hui, qu’un agencement institutionnel et économique (voir comment, dans la dernière saisons, les intérêts de Walt et de sa femme convergent à nouveau vers la survie du noyau familial comme « entreprise » capitaliste, au dépend de toutes considérations morales).