Depuis toujours, j’ai cette sensation d’avoir raté quelque chose de vital. Et ce quelque chose de vital, c’était en fait plein de petites choses. Fêter mon bac ; plusieurs copines l’ont fait, pas moi. Fêter mes 18 ans ; ma sœur l’a fait, pas moi (c’était une méga-teuf que mes parents ont très largement contribué à voir aboutir). Fêter mes 20 ans ; au moins l’un de mes cousins l’a fait, pas moi. Des choses comme ça. Des manifestations marquant un passage à l’âge adulte. Je n’aimais pas les fêtes, et y suis toujours assez rétive, mais enfin, je ne marquais jamais le coup, quoi.
Quand j’ai eu mon bac, je travaillais. Mon père a été voir les résultats pour moi, il m’a appelé, m’a dit « tu as le bac avec mention ». J’ai dit que c’était cool, j’ai raccroché, je suis retournée travailler. Le soir, je suis rentrée et on a mangé une tarte au citron au dessert. C’est comme ça que j’ai fêté ma mention au bac. Six mois après n’avoir pas fêté mon anniversaire avec des amis, mais uniquement les parents et la grand’mère un dimanche. Et je sentais bien que j’aurais dû faire mieux que ça. Que j’aurais dû me rendre ces instants mémorables (et peut-être, mais juste peut-être, mémorables pour mon entourage aussi ; comme dans « tu te rappelles quand on a fêté les 20 ans de lady ? »). Je le sentais plus confusément à l’époque, et j’en nourrissais simplement une grande jalousie dirigée contre un peu tout le monde et n’importe qui. Aujourd’hui je sais que j’ai raté mes rites de passage. Ça me manque encore, parfois. Ils sont sans doute nécessaires pour officialiser un certain nombre de choses. Ils ont une raison d’être après tout.
Alors voilà, mes rites de passage, au mieux ils se sont faits en toute discrétion comme la petite tarte au citron, au pire ils n’ont pas eu lieu du tout…
Comme pour mon premier déménagement dans un appart à moi toute seule où je n’ai jamais pendu la crémaillère. Ce matin-là, je suis partie au boulot, mes parents ont amené mes affaires dans l’appart, je suis rentrée du boulot dans l’appart au lieu de rentrer chez eux, j’ai écouté les infos à la radio (la télé n’avait pas été tout de suite déménagée), j’ai mangé de la semoule et deux saucisses que ma mère avait laissées au frigo, assise près de la fenêtre, et je suis allée me coucher dans l’heure qui a suivi.
Je repense à tous les instants qui semblaient importants à marquer d’une croix dans le calendrier de ma vie… je ne les ai pas soulignés. Parfois j’y pensais sans pouvoir le faire, parfois ça ne me venait à l’idée que plus tard, trop tard.
Mais enfin, la bonne nouvelle, c’est qu’a priori, arrivée à 28 ans, les rites de passages manqués sont tous derrière moi et non devant. A l’approche de la trentaine, on peut considérer aujourd’hui que je suis une adulte et qu’il n’y a plus besoin de signaler quand je fais quelque chose dans ce genre. Aujourd’hui, je ne deviens pas adulte, je le suis. Du moins peut-on l’espérer. Et ce que je fais n’est jamais symbolique de mon passage à l’âge adulte, il marque (au mieux) une évolution vers une « situation ». Et je dois dire qu’après avoir eu, pendant environ deux décennies, et plus particulièrement sur la fin de la seconde, l’impression de passer à côté de tous ces rites, ça me rassure de me dire que quoi que je fasse maintenant, j’ai passé cette période transitoire et que j’aborde une phase de stabilisation. C’est vraiment une idée plaisante et réconfortante dont je ne me lasse pas.
D’un autre côté j’ai toujours su que j’aimerais vieillir.
Mais enfin, ça fait quelques semaines que j’entends parler d’un truc, là, comme ça, que plein de gens de mon âge ou un peu moins font, et que je ne fais pas, et je suis en train de me dire : dis-donc, lady, tu serais pas en train de louper le coche encore une fois ?
Les évènements à l’origine de ce questionnement ?
– Mon beau-frère a contracté un prêt pour acheter un appartement.
– Ma sœur va contracter un prêt pour acheter une voiture.
– Ma sœur calcule ce premier prêt en fonction de celui qu’elle contractera pour ouvrir son cabinet dans quelques années.
– L’une de mes amies va contracter un prêt pour racheter un appartement.
Vous me le dites, si vous voyez une tendance générale qui se dessine, hein… Et encore, je mets de côté les personnes qui ont emprunté de l’argent pour payer leurs études, c’est encore autre chose.
Mettons de côté le débat autour de la question « contracter un prêt à un jeune âge est-il une bonne chose ? », car bien que le principe du prêt en lui-même me gène (j’ai grandi dans une famille qui avait en permanence des prêts à rembourser, et ça me dépasse que des gens puissent avoir l’idée de demander un prêt pour la maison, un prêt pour la voiture, un prêt pour le canapé…), ce n’est pas la question ici.
Ce qui me turlupine, c’est que ces personnes s’installent dans la vie et pour cela, contractent un prêt. Et que moi, non.
Ce qui implique que mon beau-frère va être propriétaire, mon amie aussi, ma sœur aura une voiture et dans quelques années un cabinet. Et là, tout de suite, en ce moment, je regarde autour de moi, je vois la télévision, l’ordinateur, les quelques meubles, les CD et DVD… bon, et puis ? J’ai quoi, moi ?
Le plus étonnant dans cette interrogation qui me saisit à la gorge depuis que j’ai relié les points entre eux, c’est que je suis pleinement consciente de ne pas vouloir être propriétaire d’un appart (je veux pouvoir changer facilement si je viens à ressentir la plus minime sensation d’étouffement, et j’ai aussi toujours dans un coin de ma tête l’idée de l’expatriation potentielle que j’accepterais sur le champs si on me la proposait sous une forme ou une autre pour une vingtaine de pays), je ne veux pas acheter de voiture (ce qui est logique puisque je n’ai même pas le permis), et je n’ai aucune envie d’ouvrir mon propre cabinet, ma profession ne s’y prêtant pas et, d’ailleurs, la profession de mes rêves non plus. Concrètement, je ne veux pas ce qu’ils obtiennent via ces prêts. Ce n’est pas ce que j’ai l’impression de vaguement envier à nouveau.
Mais je me dis que, voilà, ces histoires de prêts sur 5, 10, 115, 20 ans… ce sont des engagements d’adulte. Et moi je n’ai aucun engagement de ce genre.
Et tout d’un coup, je me sens comme… vous savez, dans les séries qui se déroulent dans une famille ? Il y a toujours un des enfants (souvent un garçon) qui est totalement irresponsable, bien qu’ayant la trentaine bien sonnée. Il est génial avec les enfants des autres mais il ne sait pas garder un job, il considère la maison parentale comme un point de chute chaque fois que ça foire (et ça foire souvent), il est incapable d’entretenir une relation stable et, lors des repas de famille, la grand’mère le regarde en secouant la tête avec inquiétude et lui glisse une enveloppe discrètement sous la table, parce que ce galopin c’est son préféré même si on ne sait pas trop ce qu’on va en faire et qu’il donne bien du soucis.
Soudain, je suis ce personnage-là et je m’imagine aux repas de famille dans un an ou deux, en train de raconter comment ma titularisation est encore reportée alors que ma sœur se plaint de ne pas avoir pu partir en vacances à cause du papier peint qui doit être fait dans l’appartement ou de la voiture qui a été percutée le mois dernier.
Je dramatise. Je dramatise forcément. Je suis une grande fille, après tout, non ?
Est-ce que j’ai besoin d’acheter un appartement et m’enchaîner pour 15 ou 20 ans à mon banquier (minimum) pour être une adulte ? Non. Non, évidemment. Être adulte c’est autre chose. Enfin, je crois.
En vérité je ne suis plus très sûre, tout d’un coup, d’être une adulte.
Peut-être que si je vivais une relation sérieuse, ou si tout se passait bien au boulot, ou… peut-être si un autre élément de ma vie me semblait plus stable, je ne serais pas aussi inquiète de voir tous ces gens souscrire à des prêts alors qu’ils ont mon âge ou moins (ou moins ! au nom du ciel, ma sœur a 5 ans de moins, mais combien de fois encore va-t-elle me rappeler qu’elle va plus vite que moi pour tout ?), mais là non, je n’ai rien pour démentir cette impression cruelle d’être le vilain petit canard.
En soi, franchement, contracter un prêt, ça n’a rien d’enviable. Ma sœur me racontait que le prêt de l’appartement, il engage mon beau-frère (et donc ma sœur par ricochet) sur 25 ans ! 25 ans !!! Ils en sont déjà à calculer dans combien de temps ils auront remboursé une somme suffisante pour… revendre l’appart et contracter un prêt pour acheter plus grand ! Et comment le prêt pour ouvrir son cabinet dans quelques années s’intercale là-dedans ! Mon Dieu, mon beau-frère et ma sœur vont devenir comme mes parents, chaque année sera le signe d’une nouvelle échéance d’un de leurs prêts, l’angoisse ! Je ne suis pas envieuse de ça, c’est horrible ! Pendant 25 ans, tu vis à crédit et tu passes ta vie à faire des calculs ? Mais c’est inhumain !
Je ne veux pas de ça. Vraiment, objectivement, je ne veux pas vivre cette vie-là. Je veux continuer à faire comme je fais : quand je veux quelque chose, j’économise et je me l’achète rubis sur l’ongle quand j’ai la somme intégrale sur le compte en banque. Évidemment c’est facile pour moi de dire ça parce que je ne veux rien qui coûte plusieurs milliers d’euros, mais enfin, franchement, ça me correspond beaucoup plus.
Mais j’ai quand même le sentiment de passer, encore une fois, à côté de la normalité, à côté d’un rite de passage qui dis que je suis grande et responsable.
Je devrais peut-être contracter un prêt quand même. Un truc débile, peut-être même au pif. Juste histoire de me calmer les nerfs. Parce que vraiment, là, si quelqu’un m’annonce encore qu’il a contracté un prêt pour s’acheter une vie d’adulte, je pense que je vais certainement être bonne à enfermer.
Façon très claire et très tangible de dépeindre une situation dans laquelle je me reconnais complètement, c’est une analyse intéressante de symptômes que je partage, à un âge à peu près équivalent au tien.
Toutefois deux compléments :
– le premier, c’est que moi j’ai contracté un prêt, et que ça n’a rien changé à ce sentiment, donc abandonne l’idée du prêt compulsif, ça t’aidera sans doute pas ! J’ai fait un prêt étudiant de 20.000€ pour financer mes études, que j’ai fini de rembourser y a quelques mois. Crois moi que qd ton pouvoir d’achat s’incrémente de 450€ par mois d’un coup, vraiment, t’as pas envie de remettre ça. Et ayant vu moi aussi mes parents galérer pendant toute ma vie, je n’ai pas eu à attendre de vivre la réalité des échéances mensuelles pour apprendre la valeur du travail et de l’argent…
– le second, c’est que je commence à assumer de ne pas vouloir rentrer dans le système, et vivre la vie toute tracée de tout le monde. j’en ai conscience depuis longtemps, mais là où je me suis torturé pendant longtemps en essayant de rentrer dans le moule, aujourd’hui je vois les choses autrement, et j’essaie de dépasser les craintes et la recherche de stabilité hérités du passif familial pour me sortir les doigts du *** et vivre enfin selon le mode de vie auquel j’aspire de manière décomplexée. Le parcours que je mène dans ce sens est semé de tt un tas d’embûches, tant pratiques que psychologiques. Mais chaque étape me rend plus fort, et me conforte dans mon choix : je semble bon à ce que je fais, et je me sens de plus en plus épanoui au fil des paliers.
La vie semble t’avoir rendue suffisamment consciente et réaliste pour t’assurer de ne pas te jeter stupidement dans un truc qui te mènera à l’échec. Je pense que tu peux faire confiance à cet instinct, te reposer dessus, et consacrer ton énergie à avancer dans la direction de ton choix, indépendamment de ce qu’en pensent les autres, sans avoir l’impression de passer à côté de quelque chose. Le tout étant, bien sûr, de savoir effectivement dans quelle direction tu veux aller…
Je ne sais pas si ta mentalité a changé à ce niveau-là depuis la date où tu as écrit àa (mars 2010) mais je suis comme toi : aucun prêt et aucune envie d’en avoir.
Et puis je ne suis pas dans la « normalité » et surtout : je n’en ai absolument rien à faire. Totalement détaché du « qu’en dira-t-on » !