Sans regarder l’heure je sais qu’il est bien trop tard. J’ai eu du mal à aller me coucher -non que je ne sois pas fatiguée mais les nerfs sont encore trop vrillés. J’ai utilisé tout ce que je connaissais pour me calmer, l’Homme sans Visage lui-même a été convoqué… j’ai tout essayé, tout sauf la seule chose qui marche. Mais à présent je tends la main vers la lumière, plisse les yeux, et lis nettement un 0 et 1 devant, et il est clairement trop tard pour se droguer. Ou je risque de ne pas me lever du tout demain. Pourquoi je rechigne tant à prendre les somnifères ? Je prends bien les autres sans sourciller !
Comment a commencé l’insomnie ? Comment elle n’a pas fini, surtout. J’ai tenté de m’apaiser. Les vieux trucs ont semblé faire l’affaire jusqu’au moment où la colère est remontée. Car l’angoisse se mêle à la colère, en ce moment. Depuis deux jours que je suis revenue au boulot, je partage mon temps entre l’accablement et la colère. Je ne comprends simplement comment des gens soit-disant éduqués peuvent tolérer travailler comme ça. Ils sont censés être plus évolués que des Néanderthals pourtant, mais leur degré de réflexion est plus de l’ordre du néant que du derthal. Alors je boulotte mes petits cachets et je me dis que je ne vais pas tout plaquer et me tirer juste parce que les gens sont bêtes et méchants, sinon je n’ai pas fini. Et puis franchement, j’ai survécu à pire, il faudrait ne pas l’oublier. Ça apparait souvent comme une piètre consolation mais j’ai décidé de m’y accrocher. J’ai quelque part la conviction que si cette fois, je ne me laisse pas distancer, si cette fois je ne romps pas comme un barrage, cette fois j’aurai gagné, je serai plus grande. Pas plus grande qu’eux. Plus grande que moi. Alors je serre les dents.
Et le soir, alors que je devrais dormir, ou qu’au pire je devrais me détendre en galante compagnie avec l’Homme sans Nom, je déverse ma bile et je lance à la figure imaginaire de Mr Parano tout ce que j’aimerais lui cracher à la gueule.
J’ai les dialogues en tête. Plusieurs versions des dialogues, en fait. Et je les répète encore et encore parce que ça fait du bien que ça sorte quand même d’une façon ou d’une autre. Parfois il est juste scié. Parfois il est furieux. Il ne s’excuse jamais, j’ai besoin d’un minimum de réalisme. Mais parfois j’arrive à le moucher. Parfois je sors de son grand bureau en disant que je suis consciente que ça ne changera rien (peut-être que c’est trop réaliste ?) mais que puisqu’il voulait savoir…
C’est ça qui m’énerve. Cette petite phrase qu’il a lancée sur un ton pseudo-innocent hier. J’attends la suite. Le second round. Vas-y, demande-le moi maintenant, demande-moi pourquoi j’ai été arrêtée deux semaines. Viens ! Ose ! Me regarder dans les yeux et me demander ce qui a bien pu m’arriver, comme s’il était évident que j’allais te le dire, et comme s’il était évident que ça te laisse la moindre emprise sur moi. La réponse à ta question tu la connais déjà. Tu la connais et tu veux me poser la suivante, j’en suis sûre. Tu ne veux pas me demander « ce que j’ai eu », mais pourquoi, si je ne suis pas contente, je ne pars pas. Et c’est là que j’ai tout préparé. Je ne sais pas si j’aurai un jour le cran de te le dire, mais je ne pars pas parce que je suis plus grande que ça, parce que j’ai passé l’âge de tout laisser tomber parce que c’est trop difficile. Si encore c’était le boulot qui était trop difficile, j’admettrais que je ne suis pas assez douée pour ça, que je n’ai pas la compétence ou l’envergure. Mais il s’avère que je suis bonne dans mon travail, ce qui est un fichu miracle si on considère à quel point je n’ai jamais voulu être secrétaire. Fort heureusement, quel que soit le métier, j’aime travailler. Et j’ai choisi de travailler en cabinet parce que je pensais travailler avec une élite, des gens suprêmement intelligents qui auraient investi leur travail autant que Monsieur Patron, qui lui-même avait été membre de cabinet, avant de devenir mon patron, justement. Je pensais qu’ils étaient tous comme Monsieur Patron. Et je tombe sur toi, Mr Parano, noyé sous les intrigues, incapable de voir au-delà des intérêts personnels. Je n’ai pas signé pour ça. Mais j’ai signé. Et il en va de ma fierté d’aller au bout, de ma conscience aussi. Je me regarde les yeux dans les yeux, dans le miroir, le matin. Et quand il fait noir, je me regarde aussi les yeux dans les yeux, et je n’ai pas honte de ce que je vois au fond de moi, je n’ai pas à m’arranger avec moi-même. Je suis contente d’être une bosseuse, et j’ai l’orgueil de penser qu’il en faut des comme moi pour que tes secrétaires préférées, Mr Parano, puisse continuer à manigancer, il faut qu’il y ait un équilibre, on ne peut pas constituer un cabinet avec uniquement des secrétaires qui passent leur temps à manipuler les uns et les autres pour leur intérêt personnel ou pour le tien, il faut qu’il y en ait qui bossent. Je suis de celles-là, alors laissez-moi en-dehors de vos conneries. Je ne veux pas être mêlée à vos enfantillages. De toutes façons je ne t’ai jamais donné satisfaction dans ce domaine, Mr Parano. Alors dis à tes sbires de me fiche la paix, et laisse-moi bosser, et passer ce projet de loi, et partir. Car bien-sûr, je veux partir. Mais pas tant que je n’ai pas fini, parce que sinon, je ne vaux pas grand’chose, si je me laisse écraser par la bêtise des autres une fois de plus.
Alors, oui, pour ça je prends des médicaments. Il faudrait que je prenne les somnifères aussi, d’ailleurs, mais il va être 2h du matin à présent et il est trop tard, je me lève dans environ 4h.
Les mots tournent et s’accumulent et je ne dors toujours pas. Parfois j’ouvre les yeux, et je réalise au bruit des trains, dehors, que je ne suis pas dans le bureau de Mr Parano mais dans ma chambre, qu’il fait noir et que je suis toute seule. Je ne suis pas en train de régler mes comptes avec Mr Parano. Et je ne le ferai probablement jamais. Il continuera à jouer les pseudo-Gepetto de bas étage encore longtemps, j’imagine. Il m’aura oubliée le lendemain du jour où j’aurai disparu de sa vue et ne s’inquiètera jamais de tout ça.
Mais moi, face à mon mur de crépi, je sais que Mr Parano, il sera toujours dans un coin de ma tête. Et même pas vraiment parce qu’il aura eu ce pouvoir sur moi pendant quelques mois, un an tout au plus, mais bien parce qu’il n’est pas le premier bonhomme à me faire du mal par plaisir égoïste. Au travail comme dans la vie, c’est rare de tomber sur des gens qui se préoccupent des conséquences de leurs actes sur quelqu’un d’autre qu’eux. Et Mr Parano, par l’imprévisibilité de ses humeurs, par son inquisition, par la violence rentrée de certains de ses actes ou ses mots, m’évoque évidemment un autre avant lui. Quelqu’un qui a eu bien plus d’un an pour étendre son pouvoir sur moi.
Ce qui me rend malade, Mr Parano, dans le fond, ce n’est même pas toi -désolée pour ton insatiable ego. Non, ce qui me rend malade, c’est que des types comme toi, il en existe des tas, et que j’ai grandi avec l’un d’entre eux. Et ton comportement inconséquent me rappelle à quel point je voulais changer de vie. Je pensais que quelqu’un comme toi, avec une éducation, aurait peut-être plus de chances de réfléchir que mon père qui n’est pas forcément l’astre le plus brillant de la constellation.
Il est largement plus de 2 heures et je sais bien que je vais aller m’évanouir dans mon lit d’ici environ une heure. Je vais tirer la couverture sous le menton. Pas forcément pleurer, mais froncer les sourcils en me demandant comment je vais faire demain.
Comme tous les autres jours, lady. Tu vas prendre tes médicaments, faire des sourires chimiques à tout le monde, faire semblant de te réjouir pour Noël, et passer une journée de plus dans l’antichambre de l’Enfer. Et tu te diras que c’est pas si grave, tant que tu as des sous, de la bonne nourriture, de la musique et des séries, tu peux tenir le coup encore un peu. Comment tu as tenu jusque là ? Eh bah voilà. Tu vas continuer.
C’est même pas comme si la question se posait vraiment, dans le fond.
D’ailleurs c’est finalement une bonne nouvelle de ne pas se la poser.