It’s a work story, lady, just say yes

30 septembre 2009 à 14:48

Lundi matin. Après un weekend d’abandon total à l’une de mes deux passions. De dépaysement complet. Mon patron m’appelle dans son bureau. Je sens qu’on va parler de la semaine dernière.

Que s’est-il passé la semaine dernière. Un peu tout et rien. Ce n’est pas encore bien digéré. Je manque de recul. J’ai encore mal.
C’est compliqué.

Il faudrait commencer par expliquer que j’ai plusieurs patrons. Il y a Mr Parano, qui m’a engagée en avril dernier après 10 jours, pas un de plus, passés dans un autre service. Apparemment ça lui avait suffi pour juger de mon travail et décider qu’il me voulait à son service. Quand en juin, suite au remaniement gouvernemental, rien ne l’y obligeait, il m’a demandé de le suivre et s’installer avec le cabinet à Matignon. Je l’ai fait. C’était compliqué, ça a créé des jalousies (pourquoi la petite qui vient d’arriver ?). Tout ça pour qu’au bout de quelques jours, pour apaiser les tensions, il réalise le souhait de ma collègue, et me mette au service de son nouvel adjoint, Blue. « Mais lady travaillera toujours pour moi », rappelait-il fermement à ma collègue qui se croyait débarrassée de la concurrence. Et puis début septembre, à mon retour de congés, on m’a apparis que j’avais une troisième patronne, Schtroumpf Grognon, qui a perdu toute sa joie de vivre depuis qu’elle fait l’objet d’une mise au placard particulièrement brutale. « Mais lady travaillera toujours pour moi », rappelait-il à mes deux autres patrons, histoire de se garder une prérogative sur certaines de mes compétences qu’il ne compte solliciter que très ponctuellement. Je n’avais pas compris que cette phrase que j’assimilais à des louanges était simplement une façon de me posséder ; il aurait aussi bien fait de me pisser sur le mollet pour marquer sa domination.

Pourtant Blue représente 99% de ma charge de travail réelle, au quotidien. Schtroumpf Grognon ne me demande rien, si ce n’est de passer à peu près un appel par semaine ; ma mission auprès d’elle consiste essentiellement à l’écouter se plaindre entre 30mn et 1h chaque jour avec un air désolé (et je suis vraiment désolée de la façon dont on la traite, mais passées les 10 premières minutes ma compassion s’effrite et il n’en reste plus qu’un mur de lassitude… je ne plains pas les gens qui le font déjà pour deux).
Une fois de temps en temps, Mr Parano glisse une tête dans mon bureau (puisque j’ai hérité de mon bureau à moi toute seule), principalement pour me demander ce que je fais, et pour lire ce qui traine sur mon bureau (le dossier sur lequel je bosse, le dernier mail que j’ai imprimé, mon tableau des numéros téléphoniques utiles… peu importe, il veut juste savoir). Puis il repart comme il était venu. Il y a les variantes : il fait semblant d’être drôle, et ouvre ma porte brusquement comme s’il espérait me surprendre en prosition compromettante ; il m’écoute passer mes coups de fil jusqu’à la fin même quand ce n’est pas captivant, comme si je revendais les codes nucléaires à prix d’or à l’Iran ; il fronce les sourcils exagérément en disant « qu’est-ce que c’eeeest ? lady, qu’est-ce que c’eeeest ? » et attend qu’on rie poliment (mais qu’on réponde). C’est toujours mon patron, alors je ris poliment. Plus rarement encore, il a une urgence, ma collègue n’a pas envie de s’en occupe (ou pas la compétence si c’est en anglais), et j’ai 5 minutes pour lui donner entière satisfaction, après quoi il se retourne de l’autre côté du bureau et s’endort… euh, non, il disparait et remarque à peine ma présence jusqu’à la prochaine urgence. Ou la prochaine crise de suspicion.

Cet été, il y a eu un grave mic-mac, et depuis Mr Parano pousse Schtroumpf Grognon à la démission (et d’après ce qu’elle me dit, il va obtenir ce qu’il veut dans quelques semaines). Blue voulait la retenir et m’avait demandé de la soigner un peu, mais vu l’ampleur du harcèlement, suivi de complaintes mélodramatiques proportionnellement volumineuses, il a abandonné. Il ne peut plus rien. Il n’est que l’adjoint de Mr Parano.

Pourtant, pour la première fois depuis longtemps, j’avais l’impression que j’avais atteint un certain seul de stabilité et d’équilibre. Rien de grave ne semble plus vraiment se produire depuis avril. J’ai un peu baissé ma garde. C’était la lune de miel.
Je me rends bien compte que j’ai une relation particulière au travail. Après 5 années de chômage, j’aime mon travail plus que de raison, c’est évident. Je sais que je fais bien plus que beaucoup de mes collègues, et je sais que je pèche par naïveté (plus ou moins volontaire d’ailleurs). Je sais que contrairement à ce que je veux bien croire, ça déséquilibre ma vie. Mais je me sens infiniment bien comme ça, parce que, depuis mon tout premier job en 2000, je suis comme ça dans la plupart de mes emplois, je donne tout et ça me fait plaisir. Je m’abandonne. C’est fusionnel. Rien, jamais, n’a été plus important que faire mon travail. De le faire bien. De le faire dans les temps. Voire avant.
Ce n’est pas l’envie d’être promue qui me motive, ce n’est pas le salaire, et pour tout dire ce n’est pas non plus la profession que je n’ai jamais vraiment choisie. Je veux juste donner le maximum. Je veux juste me donner. Ce pourrait presque être sexuel.
Une urgence, une mission compliquée, un dossier à soigner aux petits oignons, 12 réunions à monter en un temps record, des personnalités du gouvernement à booker en même temps pour un rendez-vous dans quelques jours… plus j’ai de travail, plus il va me demander d’effort, et plus ça m’excite. Je pourrais presqu’en jouir.

J’aime travailler. C’est physique. J’en ai besoin. Et à hautes doses.

Alors évidemment, comme j’aime travailler, j’aime mes patrons. Mais alors là, pour le coup, ça n’a jamais rien eu de sexuel. Ce serait plutôt le genre de reconnaissance animale qu’aurait un chien adorant n’importe qui lui lançant une balle. Ce qui implique que si on me donne du travail, on devient instantannément mon patron préféré de toute la Terre et de tout l’univers. Mais qu’un patron ait la moindre velléité d’indépendance, ou qu’il délègue ne serait-ce qu’une tâche à quelqu’un d’autre, et je me sens aussitôt blessée. Quoi, je ne suis pas assez bien pour ce travail ? Pourtant je peux le faire, regarde, allez, lance-moi la balle, donne-moi des trucs à faire en moins de temps que je n’en ai, regarde, je peux travailler ! Occupe-moi.
Je me rappelle de Monsieur Patron, me surprenant un jour absolument accablée par le manque de travail, et qui m’avait dit avec commisération qu’il allait voir s’il ne pouvait pas me trouver un petit quelque chose à faire. J’ai l’angoisse des jours creux.
Jouons encore, s’il-vous-plait. Lancez-moi la balle.

Evidemment, l’histoire d’amour avec le travail, l’effort, la fatigue, connait des hauts et des bas, comme toute chose. Mais étrangement, la plupart des mauvais souvenirs que j’ai d’un emploi donné, viennent non pas du travail mais de ce qu’il y a tout autour. Car ce qui me rend moins sûre de moi, c’est que le travail ne se contente j’amais d’être une to-do list. Et pour cet angle-là, il faut le dire, je suis nulle. J’ai beau être d’une bonne humeur constante, gentille, joviale et serviable, il reste quand même évident que j’ai souvent du mal avec mes collègues, principalement parce que je ne sais pas gérer les non-dits, les jalousies, les intrigues, bref cette nébuleuse d’interactions qui n’ont rien à voir avec le travail, mais constituent à mon grand désespoir une large partie de la vie de bureau. Il faut dire que j’ai beaucoup de mal à admettre que tout le monde n’envisage pas le travail comme je le fais ; entrent en jeu des intérêts personnels, des jalousies, des copinages, tout ce qui dépasse mon entendement. Je suis une extrêmiste du travail, je ne comprends pas de tels blasphèmes.

Oui, ma relation à mon travail est comme mes autres passions dans la vie : extrêmen, entière, absolue. Avec les inconvénients que ça ne manque pas d’entraîner, j’en suis consciente.

Alors la semaine dernière, que s’est-il passé ? Je devais organiser un déplacement pour Blue, Mr Parano, et dollie (une jolie conseillère). Je demande à Mr Parano si je peux mettre Blue et Dollie dans le même train, et il me répond sèchement « non », avec ce regard qui dit que ce qui se joue me dépasse largement, mais que ça ne souffre aucune discussion. Dont acte. Plus tard, Blue me demande où en sont les réservations de train, surtout que c’est simple, ça se fera dans le même train. « Euh… non, pas le même, Dollie et toi ne serez pas ensemble »/ »Pourquoi ? »/ »Mr Parano a dit non »/ »Pourquoi…? »/ »C’est Mr Parano, il n’a pas à argumenter ».
Plus tard, alors que je viens le voir pour mon dossier de titularisation, Mr Parano me dit « Moi je veux bien ce que vous voulez pour votre titularisation, c’est pas un soucis, mais quelque chose que je veux vous dire, et je le dis une fois, pas deux, c’est que quand je vous dis quelque chose, vous n’allez pas le répéter à Blue. C’est mon adjoint, je suis son supérieur. Quand je veux je peux le virer. Demain il fait ses valises si je veux. Vous comprenez ? Et vous, vous travaillez pour moi. C’est plutôt vous qui devriez venir me rapporter ce qu’il fait ». La dureté du ton comme du propos m’ont lacéré le coeur. Être mise dans une telle situation est inconcevable pour moi. D’abord, et c’est le plus important mais qui semble être totalement perdu de vu par Mr Parano (pourquoi croyez-vous que je lui ai choisi pareil pseudo ?), il n’y a rien à raconter, je n’ai que des instructions de travail et les implications sur les intrigues interpersonnelles et/ou politiques ne me sont pas dévoilées, et ça tombe bien, parce que rien ne m’intéresse moins au monde. Ensuite, être menacée indirectement (je parle de la titularisation et j’enchaîne sur un « une fois, pas deux ») ne me met pas du tout dans de bonnes dispositions. Et enfin, ou plutôt et surtout, je ne devrais pas avoir à choisir entre mon supérieur hiérarchique, qui me garde sous le coude mais n’a que faire de moi au quotidien, et le patron qui me donne 99% de ma charge de travail, évolue au quotidien avec moi, collabore réellement, communique. Le soir de ce petit micro-évènement (c’est dire), j’étais si abattue que je me suis quelque peu enivrée. J’étais comme sous le coup d’une peine de coeur, d’un déchirement.

Blue a vue dans quel état ça m’a mise. Il en menait à peine plus large, d’ailleurs. Il m’a envoyé un texto le soir même, pour me reconforter, me disant que je faisais de l’excellent travail et que tout cela n’était pas ma faute, que je n’aurais pas dû me trouver dans une telle position. Mais le moral n’est pas revenu pour si peu. Car pour pouvoir me donner à mon travail, j’ai découvert qu’il faut un pré-requis : la confiance. Si je me méfie, je ne peux pas bien travailler. Et là je me disais que j’allais devoir espionner les uns et les autres, me méfier de ce que je dis et fait, bref dépenser une énergie que je ne suis pas habituée à dépenser dans de telles bêtises, quand faire mon travail devrait suffire. C’est ma conviction profonde : faire mon travail avec la motivation que je montre et l’implication que je fais, ça devrait suffire. On ne devrait jamais rien demander qui excède ce cadre.

Le lendemain, Blue est venu dans mon bureau ; il a refermé la porte, et il s’est passé quelque chose de très fort. Il était aussi déçu que moi que les choses se passent ainsi, déçu que Mr Parano ait ouvertement menacé mon avenir pour faire pression sur moi, déçu de comprendre que le fait de bien travailler, pour tous les deux, n’était pas une garantie d’être laissé en paix, bien au contraire. Nous voir tous les deux dans ce tout petit bureau, en train de s’ouvrir l’un à l’autre, de raconter notre déception et notre abattement, se réconforter comme deux animaux blessés, ça m’a touchée. C’était un peu « Blue et lady contre le monde entier » et je n’avais pas vu arriver une telle conséquence. Blue m’a dit « pendant quelques temps, on va faire profil bas toi et moi, on se fait oublier, et on verra bien ». Cette simple hypothèse m’a fait rêver. Bien que, comme souvent, je l’aie trouvé naïf et exagérément positif sur les causes de ce petit imbroglio (qui a répété à Mr Parano que j’avais dit à Blue l’histoire des trains séparés ?), je me suis dit que j’avais trouvé là, sans le faire exprès, une relation professionnelle inédite, et même prometteuse. Je me suis surprise à fantasmer, tout le weekend, sur une collaboration qui s’étendrait au-delà du prochain remaniement. Peut-être qu’il pourrait m’emmener ? Le genre de choses dont je sais qu’il n’est pas bon d’y songer à l’avance ; si ça se fait c’est bien, sinon il faut éviter de rêver.

Après un dimanche passé à vider mon coeur de sa peine (si preuve devait être faite que j’investis exagérément mon travail), je suis remontée en selle lundi matin avec… à peu près de l’enthousiasme, disons. Mais Blue m’a rappelée dans son bureau, portes fermées. Alors que je me disais de mon côté que reparler de la semaine passée ne ferait rien de bon, et serait la preuve d’une sensibilité exacerbée de ma part au lieu d’aider à aller de l’avant, c’est lui qui a remis le sujet sur le tapis. Il y avait vraisemblablement beaucoup réfléchi. Et même si j’ai fait mon possible pour n’en rien montrer, j’ai été stupéfaite de ce qu’il m’a alors dit, le regard bleu le plus ferme, sincère, décidé et sérieux que je lui aie jamais vu :
« Ce qui s’est passé n’est pas correct, et ça en dit long sur l’ambiance ici. Pendant quelques jours, peut-être quelques semaines, on va se mettre en retrait toi et moi. Et puis on verra. Sache juste qu’il ne peut rien me faire, je suis le représentant de Y [quelqu’un d’influent bien au-delà des limites de notre cabinet ministériel] et il ne peut pas me faire sauter. Moi je suis protégé, et toi aussi. S’il touche un seul de tes cheveux… il n’a pas intérêt. Ne t’en fais pas ; pour toi l’horizon c’est la titularisation. C’est quand, ta titularisation ? Mi-novembre ? Bon, on attend mi-novembre. Tu sais pour moi ce ne sont pas les propositions qui manquent, et je reste au moins jusqu’au prochain remaniement. Si je dois partir plus tôt… on va attendre novembre. Une fois que tu seras titularisée… mais pour le moment, le plus important, c’est la titularisation ».

A moins d’être l’acteur le plus brillant de sa génération, Blue venait, avec son regard d’acier bleu, de me faire une déclaration professionnelle, presque un pacte. A la suite de quoi il m’a dit que j’avais accès à tout : sa boîte mail, son agenda, ses documents, ses contacts, ses listings professionnels, tout quoi. Qu’il me faisait confiance même si on me posait des questions. J’ai compris qu’il me demandait de prendre partie, et je crois qu’en moi-même j’en avais décidé dés que Mr Parano m’avait menacée, mais avec un énoncé pareil, la décision était encore plus évidente. Il me faisait une proposition bien plus raisonnable que toutes celles que Mr Parano était en état de faire : loyauté contre loyauté.
Je me suis dit qu’on avait dépassé depuis longtemps les frontières du pays des relations professionnelles de base. Le territoire qui s’étend au-delà, dont nous avions commencé l’exploration depuis quelques temps déjà (et qui comprend les villes « je garde ton chat si ça t’arrange », »on s’envoie des textos parfois le weekend » et « quand je suis en déplacement au loin, je t’appelle pour te dire que tout va bien ») est complètement inconnu en ce qui me concerne, mais soudain l’aventure professionnelle se complète d’une aventure humaine. Je me dis que, peut-être, j’ai trouvé un patron avec qui je ne suis pas obligée de me dire que dans quelques mois, il faudra le quitter. Peut-être qu’un parcours insoupçonné est en train de se dessiner ici. Peut-être que, comme d’autres assistantes dans certaines légendes urbaines, j’ai trouvé un patron à suivre dans la course des années.

Mais pour le moment, du calme, ne nous emballons pas. Voyons déjà ce que donne cette titularisation, cette étape qui est le pivot annoncé de ma vie depuis bientôt 1 an et demi, depuis que j’ai passé mon concours. Ensuite, peut-être que je vais m’embarquer dans l’histoire professionnelle la plus surprenante que j’aurais pu imaginer, ou peut-être pas, il va encore se passer de longues semaines d’ici là.
Mais quoi qu’il arrive, la satisfaction d’avoir, un jour, entendu de pareilles choses, me conforte plutôt dans mon workaholisme et mes valeurs qu’autre chose. Quand on se laisse guider par le désir de faire droitement les choses, on en ressort avec une satisfaction dépasse le seul cadre du travail.

Blue, save me, they’re trying to tell me how to feel
This work is difficult, but it’s real
Don’t be afraid, we’ll make it out of this mess
It’s a work story, lady, just say yes

par

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1 commentaire

  1. Cédric dit :

    Je lis tes billets, ces morceaux de vie, comme des aventures.

    Tu parviens à me capter tout entier avec tes mots. J’ai rarement ressenti ce genre de choses, je ne sais même pas si j’ai déjà ressenti ce genre de choses.

    C’est au delà de la simple lecture. C’est comme si je ressentais physiquement tes textes.

    C’est fascinant le pouvoir des mots !

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