J’y suis allée sans vraiment y penser. Je savais simplement que, le temps d’arriver à l’appartement, il serait déjà tard, et que je n’avais aucune envie de cuisiner. C’était une de ces journées où il fait faim. J’en ai fait rajouter un.
Mais plus tard, en plantant mes crocs dedans, j’ai dû réprimer une larme. La sauce bouillante m’avait soudain rajeunie de plus de 20 ans, transportée à des centaines de kilomètres.
Je nous revois, face à face, sur les banquettes chamarrées, un personnage en plastique violet devant moi, à côté de la large vitrine, et surtout je la revois elle, ma grand’mère, qui déguste son premier hamburger. Je peux presque la toucher, elle est là, ses deux yeux gris luisant, avec cette couperose sur les joues qui les mettait si bien en valeur, ses cheveux disciplinés sous les pinces discrètes, la bouche toute fine qui mastique posément. Et moi, j’ai mes doigts de petite fille plongés dans un paquet de frites incandescentes, et les autres agrippés autour d’un hamburger brûlant. Et nous sommes assistes toutes les deux à mâcher nos hamburgers chauds au-delà de toute raison, contentes, le monde gravitant autour de notre banquette en toc.
J’ai environ 5 ans, et ma grand’mère m’a juste emmenée à McDonald’s.
Je ne m’en rends pas vraiment compte, mais à 5 ans, manger au McDo, c’était mieux encore que faire un doigt d’honneur aux interdictions de mes parents. A Metz, je suis une petite fille libre, qui se promène et qui voit des gens, ma grand’mère m’emmène à son travail, et tout le monde y est aimable, il y a des placards remplis de dossiers et une machine à écrire, une odeur de renfermé et parfois des cartons remplis de jouets au sous-sol, ma grand’mère sacrifie son indépendance pour me donner l’impression d’avoir la mienne, elle mange des cochonneries avec moi parce qu’elle sait que le reste du temps, je ne peux pas, elle me laisse parler et me raconte son histoire comme si les deux étaient indissociables, elle ne me force pas à aller dehors, alors je vais sur le balcon miniature pour regarder les montgolfières s’incruster dans le ciel, elle me laisse me coucher tard parce que comme ça on peut bavarder assises à la table de la cuisine toute la soirée, je peux prendre un bain dans la baignoire qui reste glacée même quand elle est remplie d’eau bouillante, je caresse inlassablement le poil ras de ses fauteuils de velours beige, je lis tout ce qui me tombe sous la main, je m’absorbe dans la contemplation du petit oiseau bleu figé à jamais dans la chambre, je chante de vieilles ritournelles, j’enfouis mon nez sous les couvertures qui sentent le musc lorsque j’ai peur du noir, et j’ai tout le temps peur du noir, je l’écoute ronfler dans le lit d’à côté. Je découvre comment exister.
Plus de 20 ans plus tard, j’entends toujours le lointain cliquetis de mes chaînes qui frappent le sol quand je marche, mais j’ai appris la liberté. Je me promène et je vois des gens, je vais au travail, tout le monde y est aimable, il y a des placards remplis de dossiers et un ordinateur, une odeur de renfermé, j’ai l’impression d’être grande, je mange des cochonneries de temps à autres quand j’en ai envie, je passe mon temps à m’exprimer, je sors quand personne ne m’y force, je me couche tard après avoir discuté sur internet toute la soirée, je prends une douche bouillante, je caresse inlassablement le poil court de mes chatons, je lis tout ce qui me tombe sous la main, je m’absorbe dans la contemplation de BLUE BIRD, je chante de nouvelles chansons, j’enfouis mon nez sous les couvertures qui sentent les agrumes quand j’ai peur du noir, et j’ai tout le temps peur du noir, j’écoute Trixie ronfler sur l’oreiller d’à côté. J’existe parce qu’elle a bien voulu ne pas me laisser étouffer.
Tout me semble avoir commencé dans un McDonald’s de Metz. Si elle ne m’avait pas laissé voir, laissé respiré, laissé exister, je serais encore dans ma geôle.
Sous mon palais, la sauce a tiédi. La vision a disparu. Je suis orpheline à nouveau. Ca n’a duré qu’une fraction de secondes, mais McDo m’a rendu ma grand’mère. Et la joie des découvertes anodines, et l’illusion de la liberté. C’est ma madeleine cheap à 1€, ce hamburger, cette sauce à température indécente que d’ordinaire on trouve tiède, ce cornichon tout mou, ce pain quasiment gélatineux. Il n’est même pas bon. Mais portée à ébullition, sa sauce me ramène aux premières fois où j’ai vu le monde, le dehors, dans ce qu’il a de plus simple. Il me ramène mon guide d’alos.
Les dents plantées dans un hamburger tiède et soudain très salé, je ne sais plus si j’ai 5 ans ou bientôt 28. Mais je sais qu’elle n’est plus là.
J’en démords pas : très beau !