Il a fallu 26 ans et demi à mes parents pour accepter que j’étais là. Non pas simplement qu’ils avaient une fille, mais que leur fille, c’était moi. Que j’étais leur fille et qu’il faudrait faire avec.
Il leur a fallu 26 ans et demi pour me voir.
En août dernier encore, ils se comportaient comme si je ne méritais pas qu’on s’intéresse à ce qui m’arrivait. Ils m’ont envoyé une lettre de menace alors qu’ils n’avaient même pas essayé de m’appeler au préalable. J’ai décroché un job fin septembre, nous ne nous parlions toujours pas. Une fois, en rentrant, j’ai croisé mon père dans le RER… et j’ai appris qu’il travaillait dans le même bâtiment que moi. Lui, le savait. Et il n’a même jamais eu l’idée de me proposer qu’on se voie.
J’ai senti que quelque chose commençait à changer quand j’ai obtenu le boulot que j’occupe encore actuellement, et pour deux mois encore, environ. Comme le bouche-à-oreille fonctionne bien, et que j’ai fait mes preuves depuis l’été 2006 dans ce ministère où je faisais des remplacements et des missions de deux ou trois mois, on m’a proposé un poste bien placé dans ce ministère. Pour résumer, en tant qu’assistante, je suis en contact régulier avec les assistantes de personnes très importantes, dans ce ministère et ailleurs. Et là, subitement, je suis devenue fréquentable pour mes parents. J’ai été invitée chez mes parents pour Noël. J’ai été invitée le mois suivant à fêter mon anniversaire. Mon père a proposé qu’on déjeune ensemble une fois par mois. Alors qu’un an auparavant, il pouvait m’arriver n’importe quoi, ils ne l’auraient pas su et n’auraient pas cherché à savoir, tout d’un coup quand je revenais de chez eux ils ont commencé à appeler chez moi pour vérifier que j’étais bien rentrée. Mon père m’a envoyé des mails au bureau (ma mère a mis plus de temps mais elle y est venue aussi).
Ce travail m’a rendu le droit de vivre à leurs yeux.
Parce que d’autres yeux m’ont jugée digne de faire ce travail, ils m’ont soudain jugée digne d’être leur fille.
Je le remarque, mais je ne leur fais pas remarquer. Ce n’est pas vraiment que j’apprécie cette façon de me traiter. Mais ils sont faibles et on n’y changera jamais rien. Ca me blesse encore de temps à autres. Mais j’y trouve mon compte aussi : ils font semblant de me voir comme leur fille, je fais semblant d’avoir de vrais parents ; nous passons des moments pas trop désagréables où nous nous contentons d’échanger des banalités, des plaisanteries et des anecdotes, et ce n’est pas la seule chose que je devrais attendre de mes parents mais c’est plus que ce qu’ils m’ont procuré à une époque.
Quand je leur ai annoncé qu’enfin, c’était le bout du tunnel pour moi, que j’avais réussi mon concours, ils m’ont dit qu’ils voulaient m’offrir un cadeau pour marquer le coup. Sur le coup, pour être honnête, je ne les ai pas pris au sérieux. Et puis, quel besoin ai-je qu’on m’offre un cadeau quand désormais je sais que je serai fonctionnaire et que donc j’aurai des revenus réguliers, et que donc désormais, les cadeaux, je pourrai me les faire moi-même !
Mais leur histoire de cadeau, ils y tenaient. Et c’est là que c’est devenu… que c’est devenu typique d’eux.
Ils m’ont demandé ce que je voulais. Mais ce que je voulais avait un rapport avec mes loisirs : Jmusic, séries télé, jeu video… Et c’était simplement inacceptable pour eux de m’offrir ce genre de choses. Ils voulaient m’offrir des choses « utiles ». Mais les exemples que me donnaient ma mère n’étaient pas des choses utiles… juste des choses qui auraient plu à d’autres que moi.
– une
paire de godasses
– un
ensemble slip soustal
– un
micro ondes
– un
petit imper/manteau
– un
bouquin particulier
– une
séance esthéticienne (manucure ou épilation…)
– une
trousse de beauté avec tes soins préférés (crème…;)
– un
parfum
Mais toutes ces choses ne sont pas moi. Et je ne vais quand même pas me faire offrir une séance chez l’esthéticienne ou une ensemble de lingerie par mes parents !
Pourquoi vouloir me faire un cadeau « de récompense », un cadeau « pour marque le coup », si ce n’était pas pour me faire plaisir ? A qui s’adressait ce cadeau ? A leur fille, ou la fille idéalisée qui a un travail et des loisirs « normaux » ?
Il a fallu que je rue une fois de plus dans les brancards. Que j’envoie un mail à ma mère pour lui expliquer que toutes ces idées, elles partaient d’une bonne intention mais qu’au final elles étaient ridicules. Ils ne voulaient pas m’offrir quelque chose qui me plaise parce qu’ils ne le considéraient pas « culturel », mais quelqu’un m’explique l’apport culturel d’un parfum ? d’un micro-ondes ? d’une séance chez l’esthéticienne ? « Qu’on arrête de se mentir », ai-je hurlé par écrit, « on joue encore à un jeu de dupes ! Gardez votre cadeau si ce n’est pas pour moi que vous l’offrez ! Je n’y tiens pas et je peux m’en passer ! Je m’offrirai mes cadeaux moi-même ! Et ils me plairont ! » Il fallait m’accepter telle que j’étais, ou ne pas m’accepter du tout.
Je ne suis pas un monstre ! Simplement j’aime des choses différentes !
Comme je ne croyais pas à l’efficacité de mon plaidoyer pour la tolérance, qui n’avait rien de nouveau et qui n’avait jusqu’alors rien changé, j’ai opté pour une autre tactique. A ce moment-là j’étais dans un tel état de grâce que je me suis dit : allez, tentons le tout pour le tout, c’est peut-être le moment où jamais de partir dans ma nouvelle vie d’un bon pied. Ca ne coûte rien d’essayer.
Alors lorsqu’est venu le déjeuner suivant avec mon père, j’ai donc sorti le grand jeu : super radieuse, à parler de mes projets, de mes espoirs, de « mon Dieu j’en vois enfin le bout », et tout et tout. Je savais que ça l’impacterait.
Et ça a marché, puisque finalement, ma mère m’a demandé une liste de choses qui me feraient plaisir, à des prix variés, en indiquant aussi mon ordre de préférence, et j’ai attendu de voir le résultat.
Finalement, aujourd’hui, mes parents m’ont offert ce qui était en tête de ma liste de préférence, et pour autant que je me souvienne, ils n’ont pas joué les rats, non plus.
J’ai retenu mes larmes en ouvrant le paquet. Ce n’était pas juste un DVD. C’était la reconnaissance de qui je suis.
J’ai attendu si longtemps que j’ai même du mal à le croire. Mes parents m’ont enfin vue.
Il n’aura fallu attendre que 26 ans et demi, deux semaines de lutte acharnée et de travail au corps, un boulot important et un autre pour début septembre.
C’est simple d’être respectable pour soi-même, finalement !