La semaine dernière, c’était l’anniversaire de mon père.
Je ne lui ai pas fêté. Moins je lui parle, mieux je me porte. A vrai dire ça fait plusieurs mois que nous ne nous sommes pas adressés la parole. C’est bien comme ça, pas pressée que ça change, qu’on ait une opportunité, un motif, une excuse. Un alibi. Les choses ne seraient alors pas différentes : on se parlerait sur le même ton, soit de choses anodines pour éviter les écueils tant de fois percutés, soit de choses importantes en n’en disant que la moitié, histoire d’avoir l’impression que l’on se parle sans offrir le flanc à l’autre. Telle est notre relation, type guerre froide, depuis quelques années.
Je pourrais m’en plaindre mais ça me convient. Je sais qu’il est trop tard pour construire avec lui la relation que j’aurais voulue vivre avec mon père. Il ne changera jamais, et je pense pouvoir commencer à dire que moi non plus, et ni l’un ni l’autre n’en avons envie en tous cas. Oui, nous voudrions sans doute tous les deux, dans notre coin, nous entendre, et sans doute chacun, de son côté, soupire sur les occasions de passer du temps ensemble qui nous échappent. Nous soupirons, mais apparemment, nous avons compris la leçon : nous n’essayons plus. Moi en tous cas, je n’y engage plus mes forces comme à un moment il y a quelques temps.
Depuis que ma grand’mère maternelle est morte l’an passé, cela a ravivé en moi cette préoccupation que mon père mourra un jour, et que je serai probablement passée à côté de lui, et que nous ne nous serons jamais compris. Et surtout, que je n’aurai jamais certaines réponses. Mais je sais que chaque fois que nous avons essayé de nous parler naturellement, d’avoir une sorte de lien qui aille au-delà de nos griefs et de nos blessures, au moins l’un de nous, sinon peut-être les deux, a été heurté. Le gouffre est insondable, le gouffre est infranchissable, et je crois qu’en fait, nous l’apprivoisons depuis quelques temps au lieu de bêtement insister et nous péter les rotules à sauter par-delà ce gouffre.
Il est stupide, ce gouffre. Il existe et je ne sais même pas comment la première brèche est apparue. Par contre je sais ce qui l’a élargi, en nous séparant plus encore et plus encore, et le pire, c’est qu’aucun de nous n’a voulu ça consciemment, ça s’est fait parce qu’il ne se contrôlait pas toujours, et parce que son manque de maîtrise m’a blessée à une période où j’étais enfant et donc fragile. Non, aucun de nous n’a voulu ça et sans doute est-ce la raison pour laquelle, mon père et moi, sommes certainement en train d’avoir des regrets vis-à-vis de cette relation, au moins de temps en temps.
Pourtant, depuis… je ne sais pas, deux ans ? Peut-être un peu plus ? J’ai réalisé un truc dingue. Quelque chose à quoi je me garde bien de penser trop souvent mais dont je sais que c’est vrai. Une sorte de petite luciole dans mon coeur, pas tout-à-fait éteinte, à la lueur pas trop envahissante. Maintenant que les plaies ont cicatrisé, que je n’ai plus de venin à lui cracher au visage, je peux dire que mon père, je l’aime. Il est juste faible, parfois -et sa faiblesse a eu sur moi des conséquences qui m’ont marquée à vie, même s’il ne se rend probablement pas compte à quel point.
Ces derniers mois, alors que je ne lui parle plus (c’est là toute l’ironie), je pense beaucoup à lui. Parce qu’en ce moment, la police est au coeur de bien des débats… mais aussi parce que la lecture de certaines choses m’a donné envie de mieux comprendre ce qui avait pu faire de lui cet homme. Des témoignages de flics m’ont fait voir les choses différemment. J’aurais pu comprendre toutes ces choses lorsqu’il m’obligeait à regarder des reportages sur la Police, quand j’étais plus jeune, mais déjà j’étais plus jeune et donc dans une phase de ma vie où je le regardais avec d’autres yeux, et puis je crois que je ne comprenais pas certains aspects de la vie, tout simplement. La souffrance humaine, je ne dirai pas que je connais bien, mais je suis capable de plus d’empathie que l’ado tournée sur ses propres souffrances que j’étais alors. De témoignage en témoignage, je comprends ce qui a pu le ravager. Je ressens une forme de tendresse pour lui, et j’imagine ce qu’il a pu expérimenter dans ce métier de dingue -un métier plus ingrat encore que celui de père.
Ces derniers mois, aussi, je ne sais pas pourquoi, j’éprouve un regain d’intérêt pour quelque chose qui me semble le caractériser : les travaux. Il a entièrement refait la maison de ses mains, presque sans aide, et l’odeur de la peinture, celle du bois coupé, celle du ciment, m’évoquent cette partie-là de notre vie qui a duré pas loin d’une douzaine d’années, pendant lesquelles, week end après week end, il s’attachait à retaper cette vieille maison. Et les meubles, le gros oeuvre et la décoration, me font penser à lui. D&CO, c’est ce rendez-vous avec mon père, aussi stupide que ça paraisse. Il est possible que mon père n’ait jamais aimé faire tout cela (en-dehors du fait évident que c’était éreintant pour lui, peut-être n’y a-t-il jamais même pris goût), mais moi j’aime tout cela à la base, ça m’intéresse, et en plus, j’ai l’impression que ça me rapproche d’une partie de lui. Une partie de lui qui était presque dans de bonnes dispositions, à quelques exceptions près (la montée d’escaliers…). C’est stupide d’une certaine façon, vu qu’on ne s’est pas parlé depuis si longtemps, mais je me sens plus proche de lui que je ne l’ai jamais été.
Alors, prendre le risque de lui parler ? Mettre à nouveau à terre l’image presque reluisante, en tous cas digne, de mon père ? Courir le risque qu’à nouveau, nos différences nous claquent à la figure, comme une bretelle mal attachée ? Non. Non certainement pas.
Je crois que ce que je viens d’écrire ici est la chose la plus gentille, la plus humaine, la plus sensée que j’aie jamais pensé de mon père. Et le plus triste, c’est qu’il ne le saura jamais.
Les relations entre les gens qui se font souffrir sont vraiment mal faites.