Ma grand’mère va mourir

1 mars 2006 à 13:28

Quand on est la petite-fille de quelqu’un, on grandit avec l’idée que ces personnes partiront avant nous. En ce qui me concerne, je ne me rappelle pas d’une époque où il n’aurait pas été clair pour moi que je perdrais mes grands-parents un jour. Le plus dur c’est de penser qu’à ce moment-là, mes parents perdront leurs propres parents. Et là ça me rapproche du moment où je serai orpheline. Mais c’est encore loin. Et même ça, c’est tout-à-fait concevable pour moi. Je ne prétends pas que je m’en sortirai sans un bleu, sans une larme, mais je me suis, en quelques sortes, faite à cette idée. Peut-être aussi que lorsqu’on a passé plusieurs années de sa vie à songer, penser, voire envisager la mort, on voit les choses autrement. On y passe tous un jour, je ne peux pas lutter contre cette réalité et d’ailleurs je n’essaye pas. Je ne suis pas de ceux qui espèrent vaguement que certains êtres chers seront éternels. Je ne suis pas comme mon père, qui refuse cette idée. Je ne suis pas vraiment surprise, quand ma mère commence à dire « il vaut mieux qu’elle commence à voir des gens avant que… »

Mais voilà, ma grand’mère va mourir. Elle est là, dans ce lit d’hôpital, elle regarde le plafond. Elle n’écoute plus les médecins. Je me demande si ça vaut la peine de les écouter dans le fond. Elle attend.

J’imagine ma mère, qui prend sa voiture tous les soirs. Comment elle serre le frein à main lentement, très lentement, avant de prendre son sac et sortir de la voiture. Le léger soupir qu’elle retient avant de pousser la porte de la chambre. La façon dont elle crispe bien fort ses mains sur la lanière de son sac… ses mains en peau de poulet qui disent qu’elle va par là, elle aussi, ses mains qui me font mal. Comment elle crispe la mâchoire comme elle fait lorsqu’elle est impuissante. Comment elle ferme les yeux devant son volant avant de tourner la clé de contact au retour. La façon dont elle garde le silence plus encore que d’habitude, ensuite.

La façon dont elle est seule. Dont elle est déjà seule.

Moi, je ne l’ai pas encore vue, ma grand’mère. Je ne l’ai pas vu depuis qu’on a « fêté » mon anniversaire. Déjà là, ça n’allait pas fort. Mais les vieux, ils ne vont jamais fort. J’avais bien remarqué que c’était pas la grande forme, mais je n’ai pas fait attention. Je ne me le reproche pas. Ma grand’mère et moi, ça n’est plus ce que c’était. Déjà avant de cohabiter ensemble ça n’était plus ce que c’était, alors après ces six mois passés l’une à supporter la différence de l’autre, on s’est encore plus éloignées sous ce toit. Elle ne comprend plus la personne que je suis. Et je ne comprends pas comment elle a pu changer autant.

Vous auriez du la connaître il y a quelques années. C’était vraiment une grand’mère géniale. Ce n’était pas tant le fait de m’emmener en vacances (quoique rien que m’éloigner de la maison, c’était déjà miraculeux), c’était d’écouter. Quand j’étais plus jeune, je pouvais lui parler de tout. Pendant le lycée, j’allais la voir le lundi midi. Elle cuisinait pour douze et je finissais quand même les plats. Et je lui parlais de tout ce qui ne se disait pas à la maison. Je lui parlais de mes amies. De mes rires. De mes passions, un peu. Elle écoutait. Et surtout, elle parlait. Inlassablement et pendant des heures, elle racontait tout ce qui était elle. Je l’ai écouté au moins pendant la moitié de ma vie, c’est sûr. Je connais ces histoires par coeur. Il faut bien. Un jour c’est moi qui les raconterai.

Vous auriez du la connaître. Bien-sûr vous ne pouviez pas. Plus personne ne pourra. Ne verra la colère dans ses yeux gris en repensant à ses indignations passées. Ne verra les joues de couperose se gonfler en racontant quelques bêtises qui n’étaient pas vraiment drôles, mais on s’en fiche.

La petite fille en moi ne la voit plus depuis longtemps. La grande ne la voyait pas très souvent depuis que j’avais déménagé. Mais maintenant…

Je me réveille le matin depuis deux semaines en me disant que c’est aujourd’hui. Que quelqu’un va m’appeler. Et s’ils ne le faisaient pas ? Tous les deux jours, c’est moi qui appelle. Ca ne s’arrange pas, mais on n’y est pas. Je ne me couche pas. Ou trop tôt. Ils vont appeler ce soir, c’est sûr. Ou tôt le matin ? En plein après-midi ? Et si j’éteignais le téléphone ? Au moment où j’écris, ça se trouve… qui sait ?

C’est comme cette chanson.

L’an dernier, j’avais rêvé de ma grand’mère. L’autre. Juste avant d’être réveillée par un de ces fameux coups de fil. C’est quelque chose à quoi j’essaye de ne pas penser, depuis un an, parce que, j’ai beau savoir que mes rêves m’envoient des messages, je n’aime pas me rappeler de la seule fois où ils ont eu raison. Après, pour ne pas croire aux rêves prémonitoires… Est-ce que je vais me prévenir à l’avance cette fois ? Est-ce que mon subconscient me le rendra supportable ? Au moins quelques minutes de plus ? Est-ce que je vais réussir à bien le gérer en plus du reste ?

Dans le fond, bien-sûr que je vais y survivre. Ce n’est pas comme si on me donnait le choix. Et ce n’est pas comme si je ne savais pas ce qui se passe. Dans un jour, une semaine ou un mois, ou un an, bien-sûr que je sais que ça arrivera. Mais c’est l’attente, vous comprenez ?

Voilà. Ma grand’mère va mourir.

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