Non, pas Mirador. L’entente n’est pas cordiale mais ce n’est pas au point de lui provoquer une crise cardiaque. Avouez que Dieu aurait vraiment envie de me mettre au défi si c’était Mirador…
Non, l’autre grand’mère. La mère de mon père.
C’était très étrange, la façon dont j’ai réagi, et à vrai dire je m’en inquiète un peu. Sur les coups de 7h du matin, par là, j’ai reçu un texto de ma soeur m’annonçant son décès, et que mon père allait organiser l’enterrement à Dijon. J’étais encore à moitié ensommeillée (mes insomnies ont repris leur rythme normal), mais j’ai pensé : « de toutes façons je ne la connaissais pas ». A part cette dernière année où j’ai été en froid avec ma famille et où je n’ai été voir aucun d’entre eux, j’ai vu ladite matriarche trois ou quatre fois par an, ce qui est plutôt raisonnable quand on habite à 350 km. Et il est de coutume (corvée ?) familiale de les appeler (il y a un an également que je ne le fais plus, au grand effroi de mes parents) hebdomadairement. Mais, qu’on se voie ou qu’on s’appelle, on n’a rien à dire. Rien. Ma grand’mère ne nous parle pas. Pardon, parlait. On se contente de demander comment ça va (« oh, comme les moins jeunes »), quel temps il fait (« bah il a plu hier, ça fait du bien au jardin »), ensuite on nous retourne la politesse, et c’est là que c’est pervers : même si on croule sous les ennuis, les préoccupations, les chagrins et autres, ne pas leur en parler est la règle implicite depuis toujours. Donc, communication zéro. Quand on va les voir, pareil : ils ne racontent rien de leur enfance, leur jeunesse ou leurs expériences, comme le fait Mirador (parfois jusqu’à overdose), non, ils se contentent de nous servir des plats suintant de graisse et s’attachent à parler d’un maximum de lieux communs (le temps, par exemple, ce grand classique, mais aussi ces fichus arabes qui détruisent le pays. Ouh, les vilains étrangers ! Il fait bon ne pas se souvenir que mon grand-père n’a pas une goutte de sang français dans les veines pendant ce genre de conversations… ça fait désordre).
En un éclair, en lisant le texto de ma soeur, voilà tout ce à quoi j’ai pensé. J’étais à moitié dans les vapes mais j’ai compris à cet instant que ma grand’mère, en fait, je ne la connaissais pas et ne l’avais jamais connue.
Je me suis retournée et je me suis rendormie.
Depuis, je n’ai pas versé une larme. J’ai à peine pensé à la douleur de mon grand-père.
Je me suis contentée d’appeler ma mère pour connaître la date de l’enterrement, mais, je dois le dire, plus par obligation morale et curiosité qu’autre chose. Je n’ai jamais assisté à un enterrement (je ne connais pas les bons trois quarts de ma famille, donc j’ignore même s’il y a eu des décès ces 20 dernières années ; oh, sans doute, j’imagine…). Il faut tout m’expliquer sur comment ça se passe (ma curiosité me jouera des tours, je ne sais pas pourquoi je n’y ai pas pensé avant, mais il faudra aller à l’Eglise). Je me sens soudain un peu dégueulasse de venir sans avoir envie de la pleurer. Mais, quoi ? Comme avec le reste de ma famille, nous ne sommes liées que par le sang. C’est ça que je vais aller honnorer. Les liens incompressibles.
Qu’elle, elle ne devait pas avoir en tête quand, en venant nous voir, ma mère et moi, à la maternité, elle a jeté une barbotteuse achetée pour 5 francs au marché, jaunâtre, et est repartie chez elle fissa. Ni quand elle m’a prise dans ses bras pour la première fois : j’avais 9 mois… Ma grand’mère ne m’aimait sans doute pas, ce qui explique que je ne l’aie jamais perçue comme proche. Mais j’y vais. Il le faut. J’ai peur de le regretter. De m’en vouloir. De me reprocher ça plus tard, de n’avoir pas été là pour ceux qui, eux, ont l’impression que je compte dans la famille, même uniquement par les liens du sang. Ceux pour qui ça veut dire quelque chose.
La mort ne m’a pas autant perturbée que je l’aurais cru. Quand Lord T, l’an dernier à quelques semaines près, a perdu un vague grand-oncle dont il ne connaissait que le nom (et encore), il était effondré. La mort le touche beaucoup depuis le décès de sa grand’mère, il y a environ 10 ans. Je pensais que ça me ferait pareil. Mais non, pas du tout.
J’ai été sans doute plus attristée par le décès de Jerry Orbach que par celui de ma propre grand’mère : je suis froide, voilà tout.
A vrai dire je m’y suis préparée depuis des années déjà. Pas spécialement pour ma grand’mère paternelle mais pour mon père. Ca fait quelques temps que j’ai une petite idée de comment je vais prendre sa mort. En fait, pendant des années, je l’ai souhaitée, cette mort, parfois même en la désirant faite de ma main. J’avais tellement de haine à l’époque. Tellement de colère. De douleur par sa faute. Je ne le pensais pas si clairement, mais c’était là et je rageais entre mes dents en me jurant que je le tuerais un jour. Quand j’y pense : j’aurais pu. Je savais où étaient les couteaux les plus pointus, et même son arme de service. Dans le fond, j’étais plus faible que je ne le voulais croire, je ne l’ai pas fait. Mais parfois il manque très peu pour que la machine se mette en route. Le pire que j’aie fait c’est lui donner des claques et des coups de poings quand lui-même ne faisait pas mieux. C’était déjà très violent maintenant que j’y pense, mais ça semblait si normal. Enfin bref, j’avais la mort en tête pendant des années. Et puis le temps a fait son oeuvre (ma thérapie, aussi), et j’ai évacué cette haine. J’ai même compris que s’il mourrait, il y aurait tant de choses inachevées, tant de choses qui resteraient à jamais un mystère (notamment le pourquoi). Non que j’aie quelque espoir de comprendre ces choses avant son décès : il est fermé à toute discussion de ce type. Il a toujours refusé d’admettre qu’il y avait un quelconque problème à la maison, sauf quand il s’agit de se faire pardonner : là il y avait un aveu dans sa tournure de phrase : « tu sais j’ai changé maintenant », « c’est plus pareil à la maison », « j’ai arrêté le café, je m’énervre moins qu’avant » (toujours la faute des autres : café, médicaments, travail, stress, que de la lâcheté en somme), « je ne le ferai plus », etc… Promesses d’ivrogne. Je me suis fait avoir quelques temps, je pensais pouvoir mettre les choses au clair, pas du tout. Mais s’il meurt, tout espoir de comprendre sera définitivement enfui. Et je pense que je ressentirai l’amertume, logée depuis l’adolescence quelque part en moi, de ne pas avoir moi-même présidé à son exécution, parce que, quelque part, la mort, c’est entre lui et moi. Je me sentirais trahie que quelqu’un le tue dans l’exercice de ses fonctions, ou qu’il meure de vieillesse. Oui, sa mort me fera souffrir, pas en tant que perte d’un parent mais de toute évidence, j’en souffrirai. Et je pleurerai sans doute à travers cet homme le père que j’aurais voulu aimer pleinement, et dont j’aurais voulu être aimée.
Mais pour ma grand’mère ce n’est pas pareil. L’intimité des combats avec mon père ne se retrouve pas avec elle. Elle fait partie de l’incroyablement vaste communauté de gens de ma famille qui se sont arrangés pour ne pas connaître ma souffrance, pour ne même pas me connaître moi. Elle n’a fait aucun effort pour faire partie de ma vie. Je la soupçonne de m’avoir calomniée afin de se débarrasser de moi (une anecdote qu’on m’a racontée : en vacances chez mes grands-parents, chose qui ne s’est produite qu’une seule fois, j’aurais traité mon grand-père de con, ce dont je me suis toujours défendue avec véhémence mais c’était la parole d’une gamine déjà peu supportée à la maison contre celle d’une puissante matriarche. Mais le fait est là : ils ne m’ont plus jamais prise en vacances… ). Bref, je ne ressens aucune peine. Parfois ma gorge se noue, mais pas vraiment parce que je suis triste, uniquement parce que je voudrais l’être. Je voudrais pleurer ma famille. J’en suis toujours là : je voudrais les ressentir comme proches, comme une famille normale, mais ce n’est pas le cas. Peut-être que je dois prendre ce deuil comme une métaphore de mon deuil vis-à-vis de ma famille : la première étape vers l’enterrement de mes sentiments pour eux. Parce que, de toutes façons, ils n’ont jamais consacré autant d’énergie que je viens de le faire pour me comprendre et m’aimer, pas même essayé.
Ah, une dernière anecdote comique : l’enterrement, mardi… se déroulera le jour de mon anniversaire. Ya des fois comme ça.