De là où vous êtes, vous me voyez dans mon bureau. Ok d’accord, « mon », c’est beaucoup dire : celui que je vais occuper pendant deux semaines. Je dois dire que je suis mitigée sur ce poste : à part la paie, rien ne m’y captive. Je suppose que je peux m’estimer être comme tout le monde sur ce point, non ?
J’ai grandi dans une famille où on m’a répété qu’on ne faisait jamais ce qu’on veut dans la vie, où l’on n’exerçait pas le travail que l’on aurait souhaité, et où très jeune j’ai été instruite sur la façon de s’accomoder d’un travail peu réjouissant, plutôt que sur la façon d’en décrocher un qui nous plaise, et où, enfin, le mot travail était éminemment proche du mot corvée : ce n’était pas vraiment une valeur positive, juste nécessaire, et incontournable. J’ai tendance à oublier que certains aiment le métier qu’ils pratiquent. Passionnément, même. En fait à la réflexion, la plupart des gens avec qui j’ai travaillé étaient passionnés par leur métier : Muriel (à qui je suis bien incapable, et depuis des années, de faire l’affront de trouver un surnom), MCG, le Sarf, etc… mes supérieurs ont toujours été des gens amourrachés de leur travail. Un bien meilleur exemple que mes parents, en réalité.
Mon père change très régulièrement de poste : il n’arrive jamais ni à se faire apprécier de ses collègues et supérieurs, ni à se faire au travail qu’on lui demande. De toutes façons il hait sa profession. Mais je suis sûre que, quelque part, de par le monde, un homme aime exercer son métier de flic, non ? Pas un seul ? Bon. Peut-être, après tout.
Est-ce que j’aime mon métier ? Certes pas. Aucune chance, quand on pense que je ne l’ai pas choisi. Que le fait même de l’exercer est un puissant aveu d’échec : chaque jour passé dans la peau d’une assistante me rappelle à quel point mes projets étaient ailleurs. A une époque, j’avais l’audace de formuler des rêves et même des projets pour ma carrière. Quelle ironie, quand j’y pense. Ce que j’aurais voulu faire ? Aujourd’hui c’est plutôt flou, finalement, sans doute parce que j’ai soigneusement évité de me souvenir de toutes ces choses que je ne pourrais jamais faire. Ca vaut tout de même mieux que de se gonfler d’amertume, non ? Je voulais étudier une centaine de langues étrangères (et chaque année, une nouvelle vient encore s’ajouter à la liste des « quand je serai grande j’apprendrai à parler… »), et surtout : écrire. Ecrire et produire des choses qui viennent de moi. Pas appliquer des méthodes, pas suivre des procédures, encore moins écrire des courriers insipides où nul n’est besoin de savoir écrire, il suffit de savoir tenir un stylo. C’est tellement dommage, cette profession, après tout : on vous demande de grandes qualités qui jamais ne sont mises à profit : capacité de rédaction, initiative, talents d’adaptation, etc… Tout cela pour rédiger des lettres-types, c’est trop triste. Répondre au téléphone avec une voix d’hôtesse de l’air, et répéter les mêmes phrases, sans même avoir une opportunité, une seule, d’échanger un vrai sourire sincère.
Je mens. Une fois, au téléphone, il y a bien longtemps de cela, peut-être deux ans, un homme a appelé pour parler à une personne qui n’était pas là. Charmant, mon interlocuteur (qui n’a pas laissé de nom et je le regrette) n’a pas raccroché pour si peu, et a taillé le bout de gras cinq minutes avec moi : pas pour me draguer, uniquement parce qu’il a dit que j’avais une belle voix et qu’elle donnait envie de discuter. On a un peu plaisanté, il m’a expliqué son travail, pourquoi il appelait alors qu’il savait que l’autre n’était pas là (pour rassurer son chef), et puis au bout de quelques minutes on a raccroché et je me suis dit que, pour une fois, mon métier était humain.
Ce métier je ne l’ai pas choisi, tout d’abord parce que je n’ai pas choisi mes études. En fait du plus loin que je remonte, je n’ai rien choisi de mon orientation (ce fichu mot qui a commencé à me faire trembler dés mon entrée en 6e… tout ça pour rien) : ma première langue vivante (imposée sous le prétexte qu’il y avait plus de monde pour m’aider, résultat mon allemand je l’ai quand même fait toute seule), ma seconde langue (qui découlait directement du choix de la première, puisque, disaient mes parents « l’anglais c’est obligatoire si tu veux travailler »), mon redoublement (ils m’ont donné un mois de réflexion, mais ma conclusion ne leur a pas plu, j’ai dit « non », ils ont dit « alors oui »), ma dominante au lycée (en même temps, vu mes notes, le choix était tout fait : c’était littéraire ou pas du tout bachotière). Ma crise d’adolescence sur ce point s’est bornée à choisir d’aller en fac d’anglais, manque de chance des ennuis personnels (et le fait qu’une crevette d’eau douce aurait aussi bien pu suivre les cours) m’ont fait abandonner en cours de route. Résultat des courses, mes parents m’ont dit de travailler. Je ne voulais pas m’en tenir au Bac, j’ai cherché à toutes forces une formation rémunérée, et me voilà dans la première qui m’a acceptée. Trois ans plus tard, le fameux diplôme en poche, ma vie n’est pas meilleure, mais qu’importe.
Je perpétue une longue tradition familiale…