De l’espoir

27 juin 2024 à 18:03

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Une utopie est-elle possible à la télévision ? Certaines séries le laissent penser, au début… mais ce n’est très souvent que pour mieux nous révéler plus tard que ce qui nous apparaissait comme un monde parfait cache en fait des dysfonctionnements cruels ! D’une façon générale, la dystopie règne en matière de fiction : il est beaucoup plus simple de trouver des conflits narratifs dans un univers qui va très mal. Cela donne des raisons aux protagonistes de se comporter de manière héroïque, tout en levant progressivement le voile sur les mensonges, manipulations et complots se tramant derrière le vernis impeccable de leur société.
…Et pourtant, je rêve d’une série se déroulant dans une utopie. On ne manque pas, ni en fiction ni dans la réalité, d’occasions d’imaginer le pire ; une fois de temps en temps j’aimerais une série qui imagine ce vers quoi tendre. Qui ait l’audace d’imaginer un monde où les plus grands problèmes de notre époque soient résolus. Qui propose un référentiel non du pire, mais du meilleur. Qui autorise à imaginer le progrès. La franchise Star Trek, je suppose, est une illustration de cela, sauf que je préfèrerais trouver une série qui s’intéresse à ce qui se passe sur Terre ! Je pense que ça n’empêche absolument pas des conflits d’exister, et on ne m’enlèvera pas cette idée de la tête ; c’est juste que ces conflits seront plus facilement interpersonnels, ou internes, qu’influencés par des questions systémiques. Dans une utopie, la nature humaine reste la même ; elle est simplement encadrée par une société qui tente d’en gommer les conséquences les plus néfastes. Imaginer une série qui saurait raconter ce genre de choses me remplit d’espoir.

Il y a une série récente qui s’en est approchée d’assez près. Qui a trouvé une façon de parler de futur utopique, à sa manière. Une série qui n’est pas parfaite, et qui hélas, après avoir été renouvelée pour une deuxième saison, a finalement vu celle-ci être annulée, si bien qu’elle n’a pas vraiment de fin digne de ce nom. Au début de l’année, pendant que j’étais dans une phase d’appétit quant aux séries de science-fiction, je l’ai enfin finie. C’était au moment où je n’arrivais pas à écrire, et ceci n’est donc pas exactement une review ; mais j’ai beaucoup repensé à elle ces derniers temps et je crois que cette semaine est le bon moment pour parler de Moonhaven.

Moonhaven se déroule dans un futur qui voit la Terre victime d’une catastrophe climatique qui a vicié son air, diminué sa production alimentaire, et condamné ses populations, lesquelles vivent dans le rationnement, la guerre ou encore la pauvreté.
La série démarre en 2201, un peu plus de cent ans après qu’une tentative ultime de renverser le cours des choses ait été mise en branle : une mission a envoyé plusieurs Terriennes sur la Lune, et les a ensuite coupées du monde. Leur mission : exister en complète autarcie ; créer une société qui soit capable de composer avec les défis écologiques, économiques et humains de la Terre ; puis, y revenir plusieurs générations plus tard, pour apporter les solutions trouvées sans influence terrienne. Ou disons, presque pas d’influence : une intelligence artificielle, nommée IO, conçue par l’un des grands conglomérats qui règnent sur la société terrienne, a également été envoyée sur la Lune. Les deux mondes n’ont, semble-t-il, eu aucune communication pendant près d’un siècle ; l’intrigue commence à deux semaines du moment où ce silence s’achèvera. Un première vague de jeune Lunaires doit en effet venir sur Terre très prochainement, et commencer à implémenter les changements nécessaires pour sauver la planète de son cycle destructeur, grâce aux idées nées ces dernières décennies. Pour le moment, personne n’a aucune idée de ce à quoi la société lunaire peut bien ressembler.
Moonhaven a donc trouvé une solution formidable pour parler d’une utopie, puisque s’y trouve également un monde dystopique plus familier des spectatrices, et plus simple à décrire. Certaines personnes pourraient avancer que ce que décrit la série pour la Terre est moins un futur dystopique qu’une anticipation réaliste de ce vers quoi on se dirige… mais ne les écoutez pas ! Restez avec moi, on essaye de ressentir de l’espoir aujourd’hui.

Parlons-en donc, de cette utopie. La saison de Moonhaven se déroule presque totalement sur la Lune, et la plupart de ses protagonistes sont des Lunaires. Tout le défi pour la série, en particulier au début, est d’établir de façon plausible un monde utopique où les choses vont bien, de décrire pourquoi cette société a réussi à inventer quelque chose qui n’existe nulle part ailleurs et qui devrait résoudre les problèmes.
Or, Moonhaven commence par la découverte d’un corps dans un bosquet, celui d’une jeune femme appelée Chill Spen, et qui suggère qu’un meurtre aurait été commis sur la Lune. Le premier acte criminel à s’y dérouler depuis des générations… Une affaire dont Paul Sarno et son collègue Arno Noon sont aux premières loges, et qui pique leur curiosité. Toutefois, la société lunaire est structurée de telle façon qu’il n’y a pas vraiment de police, ou du moins pas au sens où nous l’entendons : dans une société où l’intelligence artificielle et la videosurveillance permettent d’identifier une victime et de reconstituer son décès en quelques minutes, il n’y a pas franchement besoin d’enquête. La mission de Sarno et Noon est plutôt d’accompagner les personnes vivantes à traverser une tragédie (parfois avec l’aide de médicaments pour aider à oublier des émotions difficiles, d’ailleurs).
Tout cela se produit donc en parallèle des derniers préparatifs d’une mission dont la plannification remonte à un siècle. Le corps de Chill Spen est découvert à peu près au moment de l’arrivée sur la Lune d’Indira Mare, une Terrienne qui porte le titre d’Envoy, et assure la liaison entre les deux corps célestes, notamment avec Maite Voss, la cheffe du conseil lunaire (bien qu’en fin de mandat). C’est elle qui supervise le Bridge, soit l’envoi de la première vague lunaire sur la Terre, l’aboutissement de plusieurs générations d’effort. La sécurité de la visite d’Indira Mare est assurée par son garde du corps, le ténébreux Tomm Schultz ; toutes les deux sont conduites par la pilote Bella Sway, une Terrienne qui à l’origine n’était pas supposée quitter sa navette le temps de ce petit voyage préparatif. Or, il apparaît que Bella est directement concernée par le décès de Chill Spen, dont il est rapidement révélé qu’elle était la demi-soeur.

Le monde de la Lune est, ma foi, faute de trouver un meilleur terme, lunaire. Nous le découvrons en grande partie à travers les yeux de Bella, une jeune femme endurcie voire aggressive, qui a eu une carrière militaire pendant une guerre terrienne, et qui adopte une attitude méfiante et sceptique dans tout ce qu’elle fait. Pour elle (et donc pour nous), cette utopie est surtout bizarre, n’a pas de sens, ne fait appel à aucune référence.

Sur la Lune, dans le petit espace terraformé où est conduite la mission lunaire, on pratique une espèce de yoga (le Kinetobet, que Sarno décrit comme un « alphabet de danse »), l’amour libre, les exercices de respiration, et la vie en communauté dans des maisons en bois mais en permanence connectées aux technologies développées avec l’aide d’IO. Il faudrait aussi mentionner le fait qu’en l’espace d’environ un siècle, la langue a évolué sur la Lune, et plusieurs termes ont fait leur apparition, généralement témoignant d’un effort de simplifier le language autour de l’intelligence émotionnelle. Le vocabulaire des Lunaires est émaillé de termes comme « frustangle » (quelque chose de complexe, préoccupant, indémélable, et qui frustre), « dreadfeel » (le sentiment qu’on ressent à l’idée que quelque chose de terrible s’est ou va se produire), « think » (pensée, concept, ou plus largement toute production intellectuelle même imaginaire), ou encore « truelune » (une foi inébranlable). Bella trouve tout cela, et bien plus, PASSABLEMENT RIDICULE.
J’ai beaucoup pensé à Bella ce mois-ci.

Bien-sûr qu’une utopie nous semble absurde. Tout dans nos experiences terrestres nous a habituées au pire, pas au meilleur !La familiarité des atrocités et des souffrances nous force à nous blinder ; n’est-ce pas la raison pour laquelle Bella est notre cheval de Troie émotionnel dans cette série ? Tenez, même la fiction nous a habituées au pire, quasi-incapable qu’elle est si souvent de présenter une utopie comme autre chose qu’une dystopie avançant masquée… Même si Bella vit dans un futur bien plus dramatique que notre présent, son expérience de la vie sur Terre l’a conduite, comme la plupart d’entre nous, à toujours s’attendre au pire, si ce n’est à un niveau individuel au moins à un niveau systémique. Cela l’a conditionnée à devenir plus blasée, plus pessimiste, plus cynique.
Comment une personne cynique pourrait-elle réagir à cette culture autrement qu’avec un sourire en coin moqueur ? Rien de tout cela ne lui semble réel. Enfin, si, bien-sûr, c’est sous ses yeux ; mais conceptuellement, la vie sur la Lune n’a aucun lien avec la réalité que Bella connaît, à laquelle elle s’est entrainée à survivre physiquement et émotionnellement pendant toute sa vie. Moonhaven fait un travail magnifique lorsqu’il s’agit de décrire cette société comme si elle n’était qu’un groupe de hippies high tech scandant des kumbaya dans la forêt. C’est, au sens propre, complètement lunaire, évidemment !
Et donc, tout l’enjeu de Moonhaven, c’est de donner envie à Bella d’y croire. D’adhérer à ces étranges rites, à ce mode de pensée inconnu, à cet esprit de partage. Et, à terme, de vouloir protéger tout cela, ce qui est impensable au début de la série ! Comment la Bella qui débarque sur la Lune dans le premier épisode pourrait-elle s’imaginer un instant mettre son bras au service de la paix, la zénitude et le partage altruiste ? Car depuis près d’un siècle, la communauté lunaire toute entière n’est tendue que vers un but : servir de laboratoire afin de trouver les solutions qui sauveront la Terre. C’est ça, truelune. Et c’est absolument inédit sur notre planète.

Justement. C’est l’autre raison pour laquelle j’ai beaucoup pensé à Moonhaven ce mois-ci.
Pendant un siècle, la Lune et la Terre n’ont pas communiqué (si ce n’est par l’entremise, très fragmentaire, de l’Envoy, principalement en vue des préparatifs de retour des Lunaires sur notre planète). La Terre a les yeux tournés vers la Lune, attendant que sa population exilée dévoile comment résoudre ses problèmes. Elle n’a aucune idée de ce qui l’attend. Et il y a des choses qui vont être très, très dures à accepter.
Ce n’est pas l’intrigue principale de cette première saison (je suis à peu près certaine que cela aurait fait l’objet de la deuxième si son renouvellement n’avait pas été finalement annulé), mais pendant que se déroule l’arrivée de Bella et les événements qui suivent, plusieurs indices nous disent que… il y a des trucs qui ne passeront tout simplement pas. Les Lunaires sont animées de leur truelune, cette foi infaillible notamment dans leur mission ; les générations nées sur notre satellite ont grandi avec un seul objectif, celui de travailler dur à résoudre nos problèmes. Cet objectif est au centre des tensions de cette première saison parce qu’une minorité de Lunaires commencent à se dire que, bah que les Terriennes se démerdent, nous on est bien sur la Lune, on va rester entre nous en fait. Mais la majorité des Lunaires croient encore à cet idéal de générosité consistant à avoir vécu toute leur vie, à avoir été conçues, même, uniquement dans le but de guérir la société terrienne de ses maux. Cela les a poussées à accepter des choses assez radicales.
Par exemple ? Sur la Lune, on n’élève pas son propre enfant. Lorsqu’un bébé naît, il est retiré à ses parents immédiatement et confié à d’autres ; après quelques années, l’enfant est confié à encore une autre famille, et ainsi de suite jusqu’à l’âge adulte. Un enfant ne rencontre sa mère biologique (« mada« ) qu’au moment du décès de celle-ci, quand juste avant qu’elle ne s’éteigne il leur est donné une occasion de se découvrir, et de parler du chemin parcouru l’une sans l’autre. Cette pratique, explique Paul Sarno, est destinée à éviter que des familles ne se liguent les unes contres les autres, que des dynasties se forment autour du pouvoir (et cette leçon a été apprise dans le sang par la Lune il y a un siècle et demi, lors d’une première tentative de colonisation). Ce mode d’éducation rotatif, lui, s’assure que chaque membre de la communauté considère tout enfant comme le sien, avec bienveillance ; parce que techniquement tout enfant pourrait effectivement être le vôtre ! Sur la Lune, oeuvrer pour le bien commun prend aussi ses racines dans cette vision de la vie en communauté. Moonhaven se déroule alors que ces pratiques sociales sont ancrées depuis un siècle sur la Lune, et sont largement acceptées ; mais de toute évidence, l’implémentation sur Terre se prépare à être houleuse.
Malgré les défis qui s’annoncent, ce que dit, parfois même explicitement, Moonhaven, c’est que le progrès ne s’obtient pas sans un changement plus profond de la société et de ses règles : « The power to fix all your problems will destroy you without a culture to contain it« . On ne peut pas améliorer le monde juste avec une intelligence artificielle : il faut profondément modifier les mentalités afin de faire bon usage des solutions futures. Ce n’est qu’une fois que l’on pense autrement que l’on peut adopter les changements bénéfiques pour toute la société. Et donc, Moonhaven essaie d’imaginer une société reposant (au moins en grande partie) sur des principes différents. Or, les fondements d’une société, même dystopique, on a tendance à collectivement s’y accrocher ; Moonhaven prédit que la transition sera pénible, mais inévitable. Et, au bout du compte, bénéfique.

Alors qu’il semblait impossible de ne pas être blasée, pessimiste et cynique, j’ai essayé de chercher en moi les ressources pour espérer. Même juste un peu. Même temporairement. Puiser quelque part, n’importe où, l’énergie nécessaire à imaginer un meilleur avenir que celui qui semble se profiler.
Moonhaven a occupé mes thinks… pardon, mes pensées ces derniers temps, parce que c’est une série qui parle de la douleur du changement, mais aussi de son impérieuse nécessité. Telles sont quelques unes des questions que pose cette saison orpheline. Sa conclusion est qu’il n’est pas facile de changer les mentalités, mais que c’est faisable. A la fin de cette première saison, à l’orée de la première phase de changement induite par le début du Bridge, Bella a changé. Elle adhère à l’idéal de société de la Lune, et a fait le travail nécessaire pour en comprendre les rouages qui au début lui semblaient ridicules.
Ce n’est pas simple de changer la société. Cela ne se fait pas sans opposition, parfois violente. Mais c’est faisable. Même si ça semblait futile et ridicule à la base, c’est faisable.

Je veux me focaliser là-dessus tant que j’en ai l’énergie. Sur le fait que de la bienveillance accomplit bien plus pour notre société que de l’autorité. Sur le fait qu’il n’y a pas d’autre alternative que de transformer la société en profondeur. Sur le fait qu’un vote n’est pas un changement de mentalités, certes, mais qu’il permet d’en combattre d’autres plus négatifs. Sur le fait qu’on n’a pas encore trouvé la solution magique qui nous donnera les clés de notre propre utopie, mais qu’on sait quoi faire pour éviter une dystopie, au moins. Alors faisons ça.
Et comme l’unique saison de Moonhaven ne dure que 6 épisodes, si vous voulez ressentir un tout petit peu d’espoir d’ici dimanche, il est encore temps de se lancer dans un (re)visionnage…


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